De Gaulle et le Liban, Vers l’Orient compliqué (1929-1931)
Au Liban, le général de Gaulle est, depuis longtemps, entré dans la légende. A sa mort, il n’est pas un homme politique libanais qui n’ait salué sa mémoire et rappelé son action en faveur du Liban et de la ” cause arabe “.
Pourquoi cette idolâtrie ? Est-elle justifiée ? Quelles furent exactement les relations entre le Liban et le Général, qui résida deux années au pays des Cèdres alors qu’il n’était que commandant, qui joua un rôle déterminant dans l’accession du Liban à l’indépendance, qui accueillit chaleureusement le président libanais Charles Hélou en mai 1965, et décréta l’embargo sur les armes destinées à l’Etat hébreu à l’issue du raid israélien sur l’Aéroport International de Beyrouth en 1968… Des articles, des mémoires ont déjà évoqué les liens entre de Gaulle et le Liban. Mais c’est la première fois qu’un livre, en quatre volumes, est consacré à ce sujet.
Fruit de recherches minutieuses au Liban et en France, enrichi de documents inédits et d’un important dossier iconographique, il lève le voile sur des aspects méconnus de la vie du ” plus illustre des Français “.
Introduction
Au Liban, le souvenir du général de Gaulle est omniprésent. Pendant la guerre qui a ravagé le pays, cette phrase, prononcée sur un ton amer et nostalgique, revenait sans cesse : " Ah ! si seulement de Gaulle était là ! ", avec cette certitude que " le plus illustre des Français " n'aurait jamais toléré que le Liban fût impunément occupé par l'étranger, malmené par les grandes puissances, oublié par la France ! Toutes les personnalités politiques libanaises, de quelque bord qu'elles soient, s'accordent pour célébrer la mémoire de cet homme d'exception : il suffit, pour s'en convaincre, de relire leurs témoignages à l'annonce de sa mort, le 9 novembre 1970…
Comment expliquer cette survivance du souvenir du Général dans les pays arabes en général, et au Liban en particulier ? Comment justifier cette sympathie qui a résisté au temps ? Est-il exact, comme le suggérait Alain Peyrefitte, que " la vérité du général de Gaulle est dans sa légende " ! S'il est établi que de Gaulle a su, lors de l'attaque israélienne sur l'Aéroport International de Beyrouth, afficher contre l'Etat hébreu une attitude ferme qui a réjoui les Arabes, il n'en reste pas moins que le Général n'était pas foncièrement anti-israélien. Quant à sa visite au Liban en 1941 et 1942, elle faisait suite à une sanglante guerre fratricide opposant les Alliés aux Vichystes : justifiait-elle l'accueil triomphal qu'on lui réserva alors, de Beyrouth à Baalbeck, et de Tripoli à Saida ? Et sa promesse d'octroyer au Liban l'indépendance aurait-elle été tenue si les Libanais eux-mêmes, encouragés par les Britanniques, ne s'étaient insurgés contre la présence de la Puissance mandataire ? Spontanément, nous vient à l'esprit la formule du ministre libanais de la Culture, Ghassan Salomé : " De Gaulle a été plus pragmatique qu'on ne le pense… " .
Tout se passe, en somme, comme si le personnage du général de Gaulle avait transcendé les événements dont il avait été l'acteur, pour occuper le cœur des Libanais qui, déçus de ne pas être gouvernés par des hommes d'Etat méritoires, se seraient, en quelque sorte, " rabattus " sur de Gaulle, érigé en mythe - celui de l'éternel protecteur -, devenu le symbole même de la liberté, de la dignité et de la résistance à l'occupant. Comme l'a bien écrit Armand Pignol : " Indifférent au mouvement du temps, de Gaulle demeure un élément fondamental de la représentation que les populations arabes se font de la France. Il fonctionne comme une référence sans référent. L'appréciation réaliste de la politique qu'il a menée s'est estompée au profit d'une image stéréotypée intériorisée. Comment s'étonner dès lors que tout Français, pour peu qu'il évoque le nom de De Gaulle, trouve un interlocuteur au Proche-Orient ? "
Mais indépendamment de toute référence au mythe ou à ce qu'on appelle " la politique arabe du Général ", force est de constater que la personnalité de De Gaulle séduit, envoûte. Son caractère, sa ténacité (comment oublier cette phrase, prononcée le 14 juillet 1943 : " Soyons fermes, purs et fidèles : au bout de nos peines, il y a la plus grande gloire du monde : celle des hommes qui n'ont jamais cédé " ?), son courage, son sens aigu du patriotisme font de lui un homme politique hors du commun, un homme que le monde envie à la France. Et que les Libanais respectent et apprécient.
Pourquoi, aujourd'hui, ce livre sur de Gaulle et le Liban ? J'en avais commencé la rédaction en 1989. La guerre l'avait interrompu, mais l'idée d'en reprendre l'écriture ne m'a jamais abandonné. Ce report a été bénéfique : depuis 1990, nombre d'ouvrages sur le Général ont été publiés, qui éclairent d'un jour nouveau sa vie et son œuvre. Il y a, bien entendu, la trilogie remarquable de Jean Lacouture, mais aussi les témoignages de l'amiral Philippe de Gaulle (Mémoires accessoires, Plon, 1997) et d'Alain Peyrefitte, la biographie d'Eric Roussel (De Gaulle, Gallimard, 2002), et les essais de Michel Vaisse (La grandeur : politique étrangère du Général de Gaulle, Fayard, 1998), Paul-Marie de La Gorce (De Gaulle, Perrin, 1999 et La politique étrangère de la Ve République, PUF, 1992) ou Jean-Pierre Guichard (De Gaulle face aux crises, Le Cherche-midi, 2000), sans compter l'entrée du Général dans la Pléiade (Mémoires, 2000, édition établie et annotée par M.-F. Guyard et J.-L. Barré), en signe de reconnaissance de son talent d'écrivain.
De Gaulle et le Liban se divise en quatre volumes, à paraître successivement, qui correspondent à quatre phases dans les relations que le Général entretenait avec le Liban : Vers l'Orient compliqué (tome I) raconte les deux années (1929-1931) que le commandant de Gaulle passa au pays des Cèdres, années difficiles, loin du centre de décision, mais profitables sur le plan de la formation et de la pensée. De la guerre à l'Indépendance (tome II) raconte les péripéties de l'entrée des troupes anglo-gaullistes au Liban, en juin 1941, le double voyage du Général au Levant, et les événements qui conduisirent le pays à l'Indépendance en novembre 1943. Le tome III (A l'Elysée) évoque en détail le voyage entrepris par le président libanais Charles Hélou en France et sa rencontre historique avec de Gaulle, tandis que le tome IV, intitulé L'Embargo, évoque les relations du Général avec les Arabes et Israël, et les dessous de l'embargo sur les armes françaises destinées à l'Etat hébreu, qu'il décréta au lendemain de l'attaque par un commando israélien de l'Aéroport International de Beyrouth. Le tout, enrichi d'annexes comprenant des documents connus ou inédits, des photos d'époque et des témoignages de première main…
En mai 1965, le général de Gaulle salua le Liban, " nation indépendante, prospère et cultivée", qu'il n'hésita pas à secourir au moment du danger. A l'heure où ces trois adjectifs nous font cruellement défaut, à l'heure où le Liban se trouve menacé aussi bien par une crise économique sans précédent, par la corruption ambiante et par de multiples atteintes aux libertés publiques, que par les convoitises de son voisinage, ce livre vient insister sur la grandeur d'un homme qui se faisait " une certaine idée " du Liban et qui déclara, en juillet 1931, à l'adresse de la jeunesse libanaise : " Il vous appartient de construire un Etat. Non point seulement d'en partager les fonctions, d'en exercer les attributs, mais bien de lui donner cette vie propre, cette force intérieure sans lesquelles il n'y a que des institutions vides. Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c'est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l'intérêt général, condition s sine qua non de l'autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l'ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires… ". Il vient aussi souligner la pérennité des relations franco-libanaises que le Général sut, contre vents et marées, asseoir sur des bases solides.