Interview dans la rubrique “Idées” du Point :” Alexandre Najjar, le retour du prophète”, octobre 2006
Le grand retour de gibran le prophète
Avocat et écrivain libanais, Alexandre Najjar publie les oeuvres complètes de Khalil Gibran, l’auteur du best-seller mondial « Le Prophète ». Une manière de conjurer le chaos libanais.
Propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot
On l’avait rencontré au Liban, au coeur du pays chrétien, dans cette imprenable vallée de la Qadicha où les cèdres se tordent sous les premières neiges. Alexandre Najjar se rendait pour la énième fois au tombeau de Khalil Gibran, dont il venait de publier la biographie et dont les paroles, reproduites en arabe sur des panneaux de bois accrochés aux branches des pins, jalonnaient les chemins bordés de chapelles dédiées à la Vierge. C’était il y a cinq ans. Aujourd’hui, Najjar publie les oeuvres complètes de Gibran, ainsi qu’un récit consacré à son père et au Liban, terminé pendant le conflit de l’été dernier.
Le Point : Dans « Le silence du ténor », le livre que vous publiez sur votre père, vous citez la prophétie d’Ezéchiel à propos de Tyr : « On n’entendra plus le son de tes cithares. Je ferai de toi un rocher nu. » Vous pensez donc que le Liban est maudit ?
Alexandre Najjar : Je me pose la question, comme je me la suis posée il y a quinze ans, pendant la guerre, comme je me la suis posée il y a deux mois, pendant les 34 jours de conflit qu’on a vécus. J’ai vu des milliers de réfugiés prendre le chemin de l’exode ; des ponts, des ports, des aéroports, une usine de lait et une centrale électrique pris pour cible. Au coeur du quartier chrétien d’Achrafieh, où il n’y a jamais eu aucun membre du Hezbollah, un missile est tombé sur une foreuse de chantier, sans doute confondue avec un lance-missile, tandis qu’une marée noire polluait la côte sur des kilomètres, souillant les ruines de Byblos… Alors oui, j’ai songé à la prophétie d’Ezéchiel, dont j’ai ajouté les mots au manuscrit de mon livre. Mon père, ténor du barreau rendu aphasique par une attaque cardiaque, suivait avec anxiété les nouvelles à la télévision ; mes enfants me demandaient de leur expliquer ce chaos absurde… Nous avions, au moins dans un premier temps, le sentiment amer que la communauté internationale s’en lavait les mains. Il y a des pays qui semblent condamnés à subir « une guerre pour les autres », comme l’a si bien dit Ghassan Tuéni.
Il est tout de même difficile d’exonérer le Liban de toute responsabilité, notamment parce qu’il a permis au Hezbollah de grandir en son sein…
J’ai répondu à cette accusation formulée dans « Le Monde » du 2 août 2006. Dire que l’Etat libanais a été « puni » parce qu’il n’a su désarmer le Hezbollah est une aberration, car le Liban a vécu pendant trente ans sous domination syrienne. C’est sous la tutelle syrienne, avec le soutien de l’Iran, que le Hezbollah a pu se financer, s’armer, et prospérer, et c’est sous la tutelle syrienne qu’il est entré au Parlement libanais et a réussi à se créer une respectabilité. Moi, je pose la question à la communauté internationale, notamment aux Etats-Unis : pourquoi avoir laissé à la Syrie les coudées franches, et pourquoi jeter aujourd’hui la pierre à l’Etat libanais parce qu’il ne peut pas désarmer le Hezbollah ? Eradiquer le Hezbollah est une illusion. Quant à cette guerre, elle n’a servi qu’à l’Iran et à la Syrie : en torpillant au Liban le processus de dialogue national amorcé entre les différentes communautés, en mettant Israël en difficulté et en donnant de nouvelles cartes pour négocier à ces deux pays confrontés à des dossiers brûlants, le nucléaire pour l’un, l’enquête internationale sur l’assassinat de Rafic Hariri pour l’autre. Le Liban a-t-il quelque chose à voir là-dedans, à part son triste rôle d’échiquier ?
Vous dirigez une édition des oeuvres complètes de Khalil Gibran, qui à sa mort rentra au Liban enveloppé de deux drapeaux, libanais et américain. Inconcevable aujourd’hui ?
Gibran voulait faire dialoguer l’Orient et l’Occident. Il était à cheval sur ces deux cultures : il a écrit aussi bien en arabe qu’en anglais, et a vécu aussi bien au Liban qu’à Paris, Boston et New York. Il ne pensait pas, comme Kipling, que « l’Orient est l’Orient, l’Occident est l’Occident, et jamais ces deux mondes ne parviendront à se comprendre ». Malgré les événements du 11 septembre 2001, ou à cause de ces événements, je pense que ce dialogue est encore plus nécessaire. Sans mauvais jeu de mots, Gibran a été prophète, comprenant très tôt la complexité de la question libanaise et celle du monde arabe, qu’il a contribué à libérer. En cassant le classicisme qui étouffait les lettres arabes, d’abord. En militant contre le joug ottoman qui pesait sur le Liban, ensuite. Et en tentant, plus généralement, d’affranchir l’homme des chaînes qui peuvent le tirer vers le bas, que ce soit l’argent, la féodalité, l’intolérance ou les abus du clergé qui ont rendu Gibran anticlérical.
Anticlérical ? Le qualificatif est surprenant. En France, Gibran est plutôt la star des mariages, dont on lit des extraits entre le « Cantique des cantiques » et « Qu’il est formidable d’aimer »…
Gibran était anticlérical par réaction aux abus commis à son époque par le clergé. Ce qui ne l’empêchait pas d’être très attaché à la Bible, que lui enseignèrent les prêtres qui le formèrent spirituellement. Ses oeuvres en portent la marque, et l’état dans lequel se trouve sa Bible personnelle, usée jusqu’à la corde, annotée de sa main et conservée dans sa bibliothèque au musée Gibran, dans son village natal de Bcharré, montre combien il l’a lue. Gibran a été fasciné par Jésus, qui était un « héros national » dans la vallée de la Qadicha où il a grandi. Il lui a consacré un livre admirable, « Jésus, le fils de l’homme ». Pour autant, le Jésus de Gibran n’est pas le Jésus des chrétiens. C’est davantage celui de Renan : « Un homme qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin. » Autrefois, il était interdit d’enseigner Gibran dans les écoles catholiques du Liban. De nos jours, le clergé lui a pardonné ses audaces : on compte même plusieurs thèses sur lui rédigées par des gens d’Eglise !
On dit pourtant que son Prophète, qu’il nomme Al-Mustafa, serait aussi Mahomet…
Dans le questionnaire de Proust auquel il a répondu, Gibran considère Mahomet comme son personnage historique préféré et se définit, dans une de ses lettres, comme « un chrétien qui a logé Mahomet dans une moitié de son coeur et Jésus dans l’autre moitié ». Le visage qu’il a dessiné au fusain pour le frontispice du « Prophète » pourrait convenir aux deux. Mais Gibran, par ailleurs, s’est intéressé à la métempsycose des hindous, à la théosophie et au soufisme. Alors, en quel dieu croit-il ? Cette citation de « Larme et sourire » contient peut-être une réponse : « Je t’aime prosterné dans ta mosquée, agenouillé dans ton temple et en prière dans ton église. Toi et moi sommes les fils d’une seule et même religion, celle de l’Esprit. »
C’est un peu le Paulo Coelho du Moyen-Orient ?
Comme vous y allez ! Pourquoi pas l’inspirateur des Beatles, qui citent ses vers dans leur chanson « Julia » ? ou le père spirituel du New Age, comme l’a écrit l’un de ses biographes, Robin Waterfield ? Il faut être sérieux : depuis sa parution en 1923, « Le Prophète » a été traduit dans une quarantaine de langues, dont une quinzaine de fois en français. Il s’est écoulé à plus de 9 millions d’exemplaires, et son éditeur, Knopf, le réédite régulièrement. S’il plaît tant, c’est qu’il a réussi à émouvoir comme personne ne l’avait fait et qu’il peut être lu à différents niveaux, un peu à la manière du « Petit Prince » de Saint-Exupéry. On a dit aussi que « Le Prophète » s’inspirait directement d’« Ainsi parlait Zarathoustra ». Or, de Nietzsche, Gibran n’a ni l’emphase, ni la prétention d’ériger ses idées en système, ni le nihilisme. Enfin, son oeuvre est riche et diverse, s’exprimant aussi bien dans les journaux de l’époque que dans sa peinture. Il faut se pencher sur les « Œuvres complètes » de Gibran, et particulièrement sur son oeuvre arabe, méconnue, pour comprendre qu’on ne peut le réduire à un seul livre.
Depuis la biographie que vous lui avez consacrée jusqu’aux « Œuvres complètes » que vous présentez aujourd’hui, vous semblez vous attacher à sa réhabilitation. Relire Gibran, c’est mieux que la Finul pour mettre fin à la « malédiction » libanaise ?
« Vous avez votre Liban, avec tous les conflits qui y sévissent ; j’ai mon Liban, avec tous les rêves qui y vivent », écrivait Khalil Gibran en 1920. Je songe souvent à cette phrase, lorsque je me retrouve à faire avec mes enfants ce que ma mère faisait avec moi dans les années 80 : comparer les obus à des feux d’artifice pour éloigner la peur. Gibran est, en quelque sorte, le Victor Hugo libanais, et défendre la culture libanaise me paraît une excellente forme de résistance au malheur. « Le cèdre restera debout », disait mon père quand les obus tombaient sur la maison. Il existe un cliché qui veut que le Liban soit « la Suisse du Moyen-Orient » : autant qu’il ait un jour sa vraie signification, comme idéal de paix et de cohabitation. L’avenir du Liban est peut-être dans sa neutralité. On peut encore donner tort à Ezéchiel
Alexandre Najjar
Né à Beyrouth en 1967. Avocat et écrivain, lauréat de la Fondation Hachette. Auteur de plusieurs romans et récits, dont « L’école de la guerre » (Balland, 1999 ; La Table ronde, 2006) et « Le roman de Beyrouth » (Plon, 2005 ; Pocket, 2006), d’essais (« De Gaulle et le Liban » (Terre du Liban, 2002 et 2004) et de plusieurs biographies, dont celles du censeur de Baudelaire et de Flaubert, « Ernest Pinard, le procureur de l’Empire » (Balland, 2001) et de « Khalil Gibran » (Pygmalion, 2002 ; J’ai lu, 2006). Responsable du supplément « L’Orient littéraire » du journal « L’Orient-Le Jour » il présente aujourd’hui les « Œuvres complètes » de Khalil Gibran (Robert Laffont, collection « Bouquins »), accompagnées d’un « dictionnaire Gibran », et publie chez Plon « Le silence du ténor ».
© le point 12/10/06 – N°1778 – Page 98 – 1523 mots