“Ils nous ont volé notre enfance et notre adolescence”, Interview à propos de l’Ecole de la guerre, Magazine “Noun”

“Ils nous ont volé notre enfance et notre adolescence”, Interview à propos de l’Ecole de la guerre, Magazine “Noun”

“Ils nous ont volé notre enfance et notre adolescence”
Interview à propos de l’Ecole de la guerre

A l’occasion de la sortie de son dernier livre, “L’école de la guerre”, nous avons rencontré Alexandre Najjar. Au fil de l’interview littéraire et politique, Alexandre Najjar parle sans détour de la guerre et nous livre une conviction morale et salvatrice; en finir avec le non-dit ou le mensonge, et travailler un devoir de mémoire.

Quelle place occupe “L’Ecole de la guerre” dans l’ensemble de votre oeuvre?
Entre deux romans historiques (le prochain sort au début de l’an 2000, ndlr), j’ai ressenti le besoin d’écrire ce livre pour deux raisons. Premièrement, on va bientôt “fêter” les 25 ans de la guerre et je me suis rendu compte qu’il était important, en tant qu’écrivain, de témoigner. Mais aussi, en tant qu’homme, en tant qu’enfant, j’ai voulu me décharger, crever cet abcès. “La honte du survivant” était aussi un témoignage sur la guerre, comme “Un aigle en dérive”, qui contient des récits sur ce sujet, “L’Ecole de la guerre”, je l’ai écrit plus pour moi que pour les autres. En même temps, et là j’en arrive à la deuxième raison, j’ai eu récemment une discussion avec des élèves de 8 ans. J’étais sidéré de constater leur ignorance par rapport à la guerre. D’une part, c’était rassurant de rencontrer des enfants qui n’avaient pas connu la guerre mais, de l’autre, c’est très dangereux qu’ils n’aient pas de mémoire de cette guerre. Car il ne faut pas l’occulter mais en tirer des leçons. D’où le titre: “L’école de la guerre”. Les leçons peuvent être graves ou anodines comme le prix de l’eau. Il y a des choses plus fondamentales; c’est le prix de la vie. Et cela, un gosse qui n’a pas connu la guerre ne le comprendra jamais. La guerre n’a pas été une partie de plaisir et ne ressemble aucunement à ce que l’on voit dans les films d’action. Cela a été un vrai drame, suffisamment horrible pour que l’on n’ait plus envie de retomber dans cet enfer. Il est important que les écoles se chargent de sensibiliser les élèves afin qu’ils n’aient pas la tentation d’imiter leurs aînés. On reproche, par exemple, aux cinéastes américains de faire trop de films sur le Vietnam. Je trouve que c’est une bonne démarche, car il faut exorciser le mal pour ne plus avoir envie de recommencer. Ce roman n’est donc pas un changement de cap, mais il m’a permis de régler des comptes avec mon passé.

Il est donc autobiographique?
En grande partie, oui. Mais j’ai également brouillé les pistes par pudeur et par respect pour certaines personnes. Je ne voulais pas donner l’impression que j’étalais ma vie: elle n’intéresse pas tout le monde. C’est par souci d’universalité que j’ai voulu me détacher, prendre parfois le parti de la fiction.

Vous parlez de mémoire de la guerre. Pourtant, au Liban, il semble qu’on prenne l’option de la “table rase”: on oublie tout et on recommence…
Tout à fait. Eluard disait: “Vivre, c’est oublier pour que tout recommence.” Je trouve que c’est vrai en amour. Mais cela ne s’applique pas à la guerre. Un jour, on m’avait posé la question: êtes-vous pour que tous les immeubles détruits de Beyrouth soient rasés? Non, je ne suis pas d’accord. Un touriste qui photographiait un des immeubles m’a dit que c’était pour montrer à son fils ce que c’était la guerre. La mémoire de la guerre est très importante. On n’a pas le droit de ne pas la cultiver. Il ne faut pas effacer un passé malheureux car on prend le risque d’y retomber.

Ce livre est écrit avec une candeur très mature.
Comme si l’enfant absorbait avec une intelligence naïve la gravité de la guerre.
J’ai essayé d’avoir une approche différente dans la mesure où c’est un enfant qui parle de la guerre. Ce n’est pas un livre engagé, à proprement dit. Quand j’avais huit ans pendant la guerre, j’étais une victime, un spectateur ballotté entre l’ignorance et la naiveté. Par exemple, lorsque je croyais, grâce à ma mère, que les obus étaient des feux d’artifice. Et puis, petit à petit, c’est devenu l’apprentissage de l’horreur. Mais il est certain que les personnes, alors âgées de dix-huit ans, ont vécu différemment la guerre. Elles ont dû choisir l’exil ou prendre les armes. Ma génération a subi et c’est aujourd’hui, rétroactivement, que l’on sent à quel point nous avons été marqués. Parmi les amis de mon âge, six personnes se sont suicidées. Ils nous ont volé notre enfance et notre adolescence. C’est impardonnable.

Dans “L’école de la guerre”, les constats sont souvent laissés en suspens, le lecteur devant lui-même tirer sa propre leçon. L’engagement politique ne vous intéresse-t-il pas?
Je ne cite pas l’ennemi. Dans les camps opposés, nous n’avions pas le même ennemi, mais nous avons vécu la même chose. Le parti pris empêche l’universalité.

La langue de bois va-t-elle devenir obsolète?
La censure veille encore aujourd’hui à ce que des propos ne puissent pas choquer la sensibilité des uns et des autres. Ils considèrent, à tort ou à raison, qu’il y a certaines plaies qui n’ont pas encore été cicatrisées. Moi, je ne m’engage pas, non pas pour ménager les sensibilités, mais par souci d’universalité. Ce récit est lisible par les lecteurs de toutes les confessions.

Au chapitre XV, “Les barrages”, vous contemplez des photos de classe. Et, à propos des élèves, vous écrivez: “Que sont-ils devenus? Il y a ceux qui sont partis, ceux qui sont restés. Et les assassins.” Pouvez-vous commenter cette phrase?
La guerre a produit des combattants. Certains de mes amis ont pris les armes. Ils ont perdu l’innocence. Il y a ceux qui sont restés, comme moi, sans combattre, ceux qui sont partis et d’autres qui, à force de côtoyer les guerriers, en sont devenus eux-mêmes. Je ne leur jette pas la pierre.

Et la reconversion des assassins dans la société civile libanaise?
Elle est réelle. Souvent je croise un bon père de famille au supermarché et je me demande toujours s’il n’a pas été un franc-tireur. D’anciens miliciens sont aujourd’hui chefs de parti ou ministres. Le chaos de la guerre a supprimé tout garde-fou. Beaucoup de gens se sont convertis à l’horreur. Aujourd’hui, ils ont retourné leur veste. Cela me met mal à l’aise: je ne peux pas établir de contact normal avec quelqu’un qui a un passé de milicien.

Dans le chapitre, “Les réfugiés”, vous racontez l’histoire d’un voisin, Abou Georges, expulsé de chez lui d’abord par la milice, puis plus récemment par un représentant de l’Etat libanais. A la fin du chapitre, il s’exclame: “Ca fait 15 ans qu’on nous persécute.” Est-ce le bilan d’un après-guerre corrompu?
J’ai été confronté au problème des réfugiés en tant qu’avocat. A deux reprises, j’ai dû faire appliquer une décision de justice ordonnant l’expulsion d’un réfugié. D’une part, mon client dont le local était occupé était dans son droit et, d’autre part, l’occupant, un déplacé, était démuni par la faute de l’Etat qui le laissait dans la misère. Il y a une profonde injustice de constater que non seulement cet homme a payé le prix de la guerre, mais qu’il continue de le payer, même la paix revenue. Il est révoltant que le Liban n’ait pas trouvé de solution au problème des réfugiés.

Le chapitre “L’instituteur” évoque l’absence du rêve chez les enfants de votre génération…
Dans ma classe, lorsqu’on nous demandait de dessiner une maison, on mettait toujours un avion au-dessus. La guerre étant omniprésente, l’imaginaire des enfants était encerclé par la guerre. Cela nous empêchait de rêver.

Dans ce même chapitre, vous écrivez: “Ce poème me touche parce que nous sommes devenus étrangers dans notre propre pays.”
C’est très grave qu’on se sente étranger dans son propre pays. Et parfois étranger parmi ses compatriotes.

Après tous ces constats, n’est-il pas possible, à l’instar de l’Afrique du sud, d’envisager du point de vue national une commission de réconciliation entre les différentes confessions?
Je pense que certains ont essayé, mais ils tombaient toujours dans les théories. Rien de concret n’a abouti. Il est temps que l’Etat prenne en main le tissu national: il faut resserrer les liens car il existe encore des fossés. Il faut essayer de cicatriser les plaies en développant la mémoire et en encourageant un dialogue constructif entre les antagonistes.

Le confessionnalisme n’est-il pas le véritable obstacle à une unité nationale?
La déconfessionnalisation du régime est inscrite dans les accords. Il y a un consensus national là-dessus, mais sur le terrain, rien n’est fait. Il faut s’y atteler, tout en respectant toutes les communautés. L’une ne doit pas occulter l’autre. Il faut cesser de raisonner de façon confessionnelle. Dans les administrations et la société libanaise, c’est une gangrène qui perdure. La guerre l’a aggravée et la paix ne l’a pas stoppée.

Un état laic libanais?
Ce n’est pas pour demain.

A la fin, vous assurez: “Je suis de ceux qui croient qu’on doit assumer son destin dans le pays où on est né.” De quelle manière pensez-vous l’assumer?
Je suis peut-être l’un des rares écrivains francophones à vivre au Liban. Je suis convaincu que ma naissance au Liban est significative. Anouilh disait: “On est fidèle à soi-même, et c’est tout”. Pour moi, en restant là, c’est une façon d’être conséquent avec moi-même. Je vis au Liban par conviction. Il est important de participer à l’avenir de notre pays. L’idée de spectateur me gêne beaucoup, sans aucun doute car j’ai été obligé de l’être durant la guerre.

A la fin du livre, votre oncle définit la Grosse Bertha (dans le livre, surnom donné à la guerre) comme une salope. Est-ce votre définition?
Tout dépend de ce que l’on entend par ce mot. Il est équivoque: il y a la séduction et le dégoût. Je n’ai jamais dit que mon enfance était malheureuse, je dis que je regrette que mon enfance n’ait pas été paisible. La guerre nous a permis de connaître certaines expériences séduisantes, on a des souvenirs plein la tête. Mais elle a détruit un pays, une génération, nos rêves d’enfants. C’est certain: la guerre, plus jamais! Rien ne justifie que l’on fasse l’apologie de la guerre. Il faut en tirer des leçons. Vous savez, mon regard est lavé de toute nostalgie, car je suis encore jeune. La guerre, je ta tutoie.

Propos recueillis par Vanessa Corpet-Tourot
Interview parue dans le Magazine “Noun”