
Harry et Franz
Lecture d'un passage de "Harry et Franz" par l'auteur Alexandre Najjar. Rentrée littéraire 2018

Mimosa
" Maman, Mama, Mimo, Mimosa...
Je ne sais plus si c'est ainsi que j'en suis arrivé à t'appeler Mimosa, ce surnom qui te va si bien, toi la passionnée de plantes qui, l'été venu, veillais avec amour sur les rosiers du jardin. Peu à peu, ton surnom est devenu ton prénom.
Tu me dis, Mimosa, que tu as tout oub lié, que la guerre t'a volé ta mémoire. Je m'aperçois, quand je discute avec toi, que tes souvenirs sont intacts, mais qu'il faut aller les cher cher en profondeur pour les remonter à la surface – un peu comme des épaves. "

Berlin36
Prologue
Chicago-Berlin-Beyrouth
Sans Jesse Owens, je n’aurais jamais visité l’Amérique.
Depuis des années, un ami libanais établi à Boston m’invitait
à passer quelques jours chez lui, mais je ne me décidais pas,
paralysé par mon mépris pour la politique américaine de
George W. Bush, trop arrogante à mon goût. Le jour vint enfin
où, pris de passion pour Jesse Owens, je résolus de franchir le
pas. Car ce personnage représentait à mes yeux l’Amérique telle
que je l’aimais : audacieuse, volontaire, libre. Pour moi, Jesse
Owens n’était pas seulement l’athlète accompli qui avait brillé
aux jeux Olympiques de Berlin, c’était aussi l’homme qui avait
surmonté la ségrégation qui minait son pays et ridiculisé les
théories de la suprématie aryenne prônées par les nazis. Au
Liban, j’avais, comme lui, connu les « apartheids » et la résistance
aux « ténèbres organisées » : je ne pouvais rester insensible
à son combat contre le racisme et la haine.
A bord de l’avion d’Air France qui s’apprête à se poser sur le
tarmac de l’aéroport O’Hare, je colle mon nez contre le hublot :
Chicago a l’air d’une ville méditerranéenne, avec ses plages de
sable et sa corniche en bordure du lac Michigan… Fausse
impression : la « Windy city » reste la plus américaine des
villes des Etats-Unis. C’est la cité du jazz et du blues, celle d’Al
Capone et de la Prohibition, des gratte-ciel et des maisons de
style victorien, d’Abraham Lincoln et d’Ernest Hemingway,
celle de Walt Disney et d’Oprah Winfrey, des Chicago Bulls et
des Chicago Cubs, celle des quartiers chics – le Loop – et des
banlieues populaires – Bonzeville –, celle, enfin, de Barack
Obama, le sénateur de l’Illinois devenu le premier président
noir des Etats-Unis.
Je foule le sol de l’Amérique. « We shall never forget » proclame
une affiche placardée dans le hall d’arrivée. Hantise du
11 Septembre. Les démons rôdent toujours : les passagers sont
sommés de se déchausser, d’ôter leurs ceintures et de vider leurs
poches. Spectacle dégradant : les fouilles au corps ont remplacé
la quarantaine. Au poste de contrôle, un officier vérifie mon
passeport. Le mot « Beyrouth » le fait sursauter. Il me dévisage
attentivement, me photographie de face et de profil, prend mes
empreintes digitales et me soumet à un interrogatoire :
— Que venez-vous faire aux Etats-Unis ?
J’hésite. Dois-je lui parler de mon projet ?
— Je fais des recherches sur Jesse Owens.
Il lève les sourcils, étonné.
— Jesse Owens ? Qui est Jesse Owens ?
La question me surprend d’autant plus que mon interlocuteur
est métis. Comment peut-il ignorer l’existence du
champion noir ?
— Un grand athlète américain, lui dis-je.
— Combien de médailles d’or a-t-il gagné aux jeux Olympiques?
— Quatre.
— Où ça ?
— A Berlin.
— Quand ?
— En 1936.
L’officier sourit.
— Welcome to Chicago ! s’exclame-t-il en tamponnant mon
passeport.
Je franchis le portique avec la satisfaction d’avoir réussi
mon examen de passage aux Etats-Unis.
Dans le taxi, conduit par un Afghan qui m’affirme n’avoir
jamais été inquiété à cause de ses origines, je songe au double
visage de l’Amérique : puissante et fragile, ouverte et méfiante,
libérale et impitoyable, adulée par la moitié de la planète et
détestée par l’autre moitié qui n’en continue pas moins à écouter
les chansons d’Elvis ou de Madonna, à suivre les séries
américaines à la télévision, à boire du Coca-Cola ou à fumer
des Marlboro.
Après une courte pause au Congress Hotel, situé non loin
d’un parc où trône une statue d’Abraham Lincoln, face à deux
monuments étranges représentant des Apaches à cheval, l’un
faisant mine de lancer un javelot imaginaire, l’autre bandant
un arc inexistant, j’emprunte, pour aller à mon rendez-vous,
un taxi piloté cette fois par un Pakistanais portant la tenue
traditionnelle de son pays. « Ne croyez pas les politiciens, me
confie-t-il. Tout est truqué ! » Je secoue la tête. Leonard Cohen
n’aurait sans doute pas désavoué ce conseil : « Everybody
knows that the dices are loaded… »
Arrivé à destination, je prends l’ascenseur menant au
19e étage. Jamais je n’étais monté aussi haut, sauf peut-être en
visitant la tour Eiffel. Un septuagénaire en short m’ouvre la
porte et appelle sa femme. Je frissonne : Marlene Owens ressemble
beaucoup à son père.
Je me présente et lui offre une bouteille de bordeaux. Elle me
remercie, m’invite à m’asseoir et se met à me parler de « lui »
avec fierté et pudeur. Elle me raconte comment, durant les dernières
années de sa vie, après avoir accumulé les ardoises, son
père s’était mis à sillonner le monde pour rencontrer les jeunes,
comment il jouait au golf contre son fidèle rival, Ralph
Metcalfe, qu’il battait toujours comme au bon vieux temps,
comment il était mort d’un cancer de la gorge parce qu’il
fumait trop, lui, le sportif modèle.
Une heure passe. N’y tenant plus, le mari ouvre la bouteille
de vin. Nous levons notre verre à la mémoire de Jesse Owens.
Le lendemain matin, je prends l’avion pour Columbus et me
rends en taxi jusqu’à l’université de l’Ohio, située hors du
centre-ville. Dans le bâtiment réservé aux archives, je me
plonge dans les photos et les papiers personnels de Jesse
Owens, légués à l’institution par sa femme. Le champion
m’apparaît alors moins mythique, plus humain : le journal
intime qu’il tenait pendant son séjour à Berlin est rédigé d’une
écriture enfantine ; il révèle toute la simplicité du personnage.
Pour clore mon voyage, je m’envole pour l’Alabama. Le
matin, je me rends au Birmingham Civil Rights Institute,
dédié au combat des Noirs contre la ségrégation. Belle leçon
d’histoire et d’humilité. J’y vois la porte de la cellule où
Martin Luther King écrivit, le 12 avril 1963, sa fameuse Lettre
de Birmingham ; le bus des « Freedom riders » qui était
censé forcer les barrages de la haine et fut saccagé par des
Blancs en colère ; la photo de Rosa Parks, emprisonnée pour
avoir refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus de
Montgomery ; des images de la fameuse marche sur Washington
en mai 1963 ; et des pancartes, insoutenables, portant
l’inscription « Colored » ou bien « For white customers
only », qui, toutes proportions gardées, rappellent tristement
les slogans antijuifs peints en Allemagne par les nazis sur les
vitrines de certains commerces. A la sortie, je ne peux m’empêcher
d’avouer au gardien : « I’m ashamed to be white. » J’ai
honte, oui, honte d’être blanc.
L’après-midi, je prends la route pour Oakville, la ville
natale de Jesse Owens. Le chauffeur de taxi s’appelle Michael.
Il est si obèse qu’il monte de biais dans sa voiture et recule à
fond son siège pour éviter que son ventre ne bloque le volant.
Il est drôle, serviable, mais s’exprime avec un accent très
prononcé.
— Un mémorial Jesse Owens à Oakville ? s’étonne-t-il. Je fais
ce métier depuis dix ans, personne ne m’a jamais demandé d’y
aller.
— Eh bien, je vous le demande.
— Il y a toujours une première fois ! s’esclaffe-t-il en démarrant.
Oakville est un trou perdu au milieu de nulle part. On y
accède par des chemins mal goudronnés qui serpentent à travers
des prairies verdoyantes parsemées de maisons de bois
aussi petites que des camping-cars. Le mémorial consacré à
Jesse Owens comprend trois espaces : le musée où sont exposés
objets personnels et photos ; une reconstitution de la
maison familiale des Owens à l’époque où le père, Henry, travaillait
encore dans la plantation de coton, et une piste de saut
en longueur flanquée d’une balise qui indique au visiteur
incrédule la distance franchie par le champion lorsqu’il pulvérisa
le record du monde de cette discipline. Au milieu du parc,
une statue en bronze, représentant Jesse Owens en action derrière
cinq anneaux géants enchevêtrés, comme si le destin de
l’athlète était intimement lié aux jeux Olympiques ; comme si,
pour lui, le temps s’était arrêté en 1936.
Quinze jours plus tard, je prends l’avion pour Berlin. Autrefois
synonyme d’exclusion, la ville est devenue, depuis la chute
du Mur il y a vingt ans, symbole de convivialité. Instinctivement,
la fameuse formule du président Kennedy me revient à
l’esprit : « Ich bin ein Berliner. » Berlin et Beyrouth ont connu
le même destin : divisées en deux, séparées par une ligne de
démarcation, puis réunifiées, elles n’ont pas encore pansé
toutes leurs plaies, mais vivent, orgueilleuses et libres, dans
l’insouciance. Berlin est à l’Occident ce que Beyrouth est à
l’Orient : un carrefour, un laboratoire.
Je passe ma première soirée au Quasimodo, un club de jazz
à l’angle de la Kantstrasse, dont l’enseigne représente un trompettiste
coiffé d’un chapeau mou. Est-ce ici que se produisait autrefois
Oskar Widmer ? Je n’en suis pas certain, mais l’ambiance
doit être la même. Je commande une bière et assiste à un
concert organisé par le Jazz Institute of Berlin dans le cadre du
festival « Black History Month in Berlin ». La voix de Jocelyn
B. Smith me transporte.
Le lendemain, je me rends en pèlerinage à l’Olympiastadion,
rénové à l’occasion de la Coupe du monde de football 2006.
« 100 m LAUF OWENS USA ». Sur une stèle, gravé dans la
pierre, le nom de Jesse Owens – qui a été donné à une rue,
située près du stade. Je ferme les yeux et me représente Adolf
Hitler ouvrant les Jeux de Berlin et les cent mille spectateurs
qui acclament leur Führer. Je ne peux m’empêcher de songer à
tous ces partis totalitaires ou extrémistes qui, de nos jours
encore, à l’image des nazis, terrorisent leurs opposants, brident
les libertés et manipulent les foules pour réaliser leurs sombres
desseins. Je m’imagine Jesse Owens prenant le départ du
100 mètres. Pour démontrer au monde entier, en 10 secondes
3/10, qu’un Noir vaut bien un Blanc et peut le dépasser.
Soixante-douze ans avant un certain Barack Obama.

Lady Virus
Le XXIe siècle s'est placé, d'emblée, sous le signe de la Terreur. A cause d'une poignée d'illuminés aux idées diaboliques et aux méthodes implacables, à cause aussi de ceux qui, longtemps, ont parrainé le terrorisme sans mesurer les conséquences de ce soutien. Les analystes ont eu beau mettre en garde contre ces dérapages et regretter que les Etats-Unis continuent à jouer les apprentis sorciers (" On a, décidément, les taliban qu'on mérite ", prévenait Richard Labévière dans les Dollars de la terreur, paru deux ans avant la catastrophe du 11 septembre), le monde est resté sourd à ces avertissements. Le résultat est là, accablant : à la mondialisation " heureuse " succède la mondialisation de la violence. Dépassés par les événements, attaqués sur leur propre territoire, menacés par le fléau des armes biologiques, les Etats-Unis optent pour la fuite en avant. Tout en s'érigeant en gendarmes de la planète, les voilà qui mènent " croisade " au gré de leurs intérêts, contre ceux qu'ils choisissent d'intégrer dans " l'axe du mal ". De fait, le droit international se trouve subordonné à leurs exigences et ne sert plus qu'à avaliser leurs fantasmes. Qui leur a octroyé le monopole de la vérité ? Comment démêler le vraix du faux à l'heure où bien des médias se font les complices volontaires ou involontaires des campagnes de désinformation orchestrées par le Grand Gendarme ? Dans les pays du Tiers-Monde, le bilan n'est pas moins affligeant : sous le regard impassible ou complice des grandes puissances, à la faveur de la misère, l'intégrisme se propage ; en toute impunité, les armes biologiques, chimiques et nucléaires se multiplient…
Dans Lady Virus, j'ai souhaité, sous une forme romanesque, mettre en lumière les dangers des armes de destruction massive, et la duplicité de ceux qui vouent aux gémonies des pays qualifiés de " terroristes ", mais oublient de voir la " poutre " dans leur propre œil. J'ai voulu dénoncer ces " jeux de prince "- ces caprices, ces fantaisies, que les puissants n'hésitent pas à satisfaire au mépris des humbles et des faibles-, et m'interroger sur l'attitude des Etats-Unis et de leurs alliés qui, de concert avec certaines dictatures, se livrent à des manœuvres sournoises ou à des batailles préfabriquées, en prenant des populations entières pour otages, chair à canon ou… faux témoins. Dans un article intitulé " la tragédie de l'histoire ", le général Eric de la Maisonneuve affirme avec raison que " c'est contre un monde de tricheurs qu'il nous faut lutter, car c'est sur ce terrain pourri que poussent les fleurs noires du terrorisme ". Lady Virus procède de ce constat.

Le procureur de l’Empire
« Nous étions à la fin de 1856. La presse périodique vivait - expirait - sous le règne de l'arbitraire et... l'administration n'avait qu'à serrer les doigts pour nous étrangler au coin d'un décret.»
Le décor est planté : Maxime du Camp, dans ses Souvenirs littéraires, résume en peu de mots le climat de terreur qui règne sur son temps : Alphonse Karr est traduit en correctionnelle ; Xavier de Montépin se voit infliger trois mois d'emprisonnement et 500 francs d'amende pour ses Filles de Plâtre...
Au mois de novembre 1856, un ami de Du Camp, qui connaissait bien « les hautes régions du pouvoir », vient lui annoncer que la Revue de Paris va être poursuivie en police correctionnelle pour avoir publié en feuilleton les premiers chapitres d'un roman « licencieux » de Gustave Flaubert intitulé Madame Bovary. Codirecteur de la revue avec Léon Laurent-Pichat, Du Camp s'alarme. « Affaire politique », songe-t-il d'emblée. Le pouvoir voit la revue d'un mauvais oeil : elle accueille les écrits de professeurs démissionnaires après le 2 Décembre et d'un certain nombre d'anciens ministres de la Seconde République ; elle a déjà reçu deux avertissements les 14 et 17 avril 1856. Il décide d'aller au-devant de la poursuite et se propose de lire attentivement les chapitres de Madame Bovary qui doivent encore être publiés et d'en supprimer, de concert avec l'auteur, les passages qui pourraient constituer « l'apparence d'un danger ». Apprenant les intentions de son ami, Flaubert refuse.
« Pendant toute sa vie, se souviendra Du Camp, il fut un mystique littéraire, prêt au martyre pour confesser la divinité qu'il adorait. Il ne comprenait pas que l'on pût reculer devant la persécution, parce que jamais il n'aurait fait la plus légère concession pour s'y soustraire.» Le 19 novembre, l'auteur de Madame Bovary reçoit cette lettre de Du Camp : « Il ne s'agit pas de plaisanter. Ta scène du fiacre est impossible, non pour nous qui nous en moquons, non pour moi qui signe le numéro, mais pour la police correctionnelle qui nous condamnerait net, comme elle a condamné Montépin pour moins que cela... Nous avons deux avertissements, on nous guette et on ne nous raterait pas à l'occasion.»
Flaubert finit par accepter quelques modifications secondaires. Mais en lisant le numéro du 1er décembre, il découvre avec colère que la fameuse scène du fiacre a été supprimée sans son accord. Elle est remplacée par cette note : « La direction s'est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la Revue de Paris ; nous en donnons acte à l'auteur. » Il sort de ses gonds. Du Camp tente de l'apaiser. Peine perdue : « Je m'en moque, lui rétorque Flaubert. Si mon roman exaspère le bourgeois, je m'en moque ; si l'on nous envoie en police correctionnelle, je m'en moque ; si la Revue de Paris est supprimée, je m'en moque ! Vous n'aviez pas à accepter la Bovary, vous l'avez prise, tant pis pour vous, vous la publierez telle quelle ! »
Le 7 décembre 1856, Flaubert écrit à Laurent-Pichat pour protester contre les coupures : « (La Revue) a gardé pendant trois mois Madame Bovary en manuscrit et, avant d'en imprimer la première ligne, elle devait savoir à quoi s'en tenir sur ladite oeuvre. C'était à prendre ou à laisser. Elle a pris, tant pis pour elle.»
Finalement, les directeurs de la revue et l'écrivain trouvent un compromis : dans le numéro suivant, daté du 15 décembre, la Revue de Paris insère un communiqué de protestation de Flaubert dans lequel il déclare ne pas accepter la responsabilité de son oeuvre mutilée, tout en priant les lecteurs de n'y voir que des fragments et non pas un ensemble.
Entre-temps, les rumeurs d'une poursuite se précisent. Flaubert ameute parents et amis pour contrer l'attaque annoncée. D'après ses propres termes, il « remue ciel et terre ou, pour mieux dire, toutes les hautes fanges de la Capitale ». Son ami Frédéric Baudry le tranquillise : « Tout cela ne me paraît pas bien sérieux, et je ne puis croire que le Père (Senard) ne vous en tire pas, si tant est que cela vienne à l'audience ».
Flaubert n'est pas apaisé pour autant. Le 31 décembre 1856, il écrit à son ami, l'auteur dramatique Emile Augier, fils de l'avocat Joseph-Victor Augier qui, à l'occasion du Jour de l'An, est invité aux Tuileries : « Je suis accusé par le procureur impérial d'avoir par mes oeuvres (la Bovary) attenté aux bonnes moeurs et à la religion. Si je passe en police correctionnelle, je serai condamné, cela est sûr, car on ne cherche que l'occasion d'en finir avec la Revue de Paris... J'ai remué pas mal de monde, mais je doute fort du succès. Si demain aux Tuileries votre père trouvait l'occasion d'en parler, vous m'obligeriez infiniment. J'ai besoin surtout d'avoir des gens considérables par leurs fonctions qui affirment que je n'ai pas pour industrie de faire des livres à l'usage des cuisinières hystériques. (En marge) C'est vendredi après-demain que je dois être mis en accusation. Si d'ici là l'affaire n'est pas arrêtée, je suis flambé.»
Le jour même, il écrit à son ami de collège, le poète et journaliste Edmond Pagnerre, pour lui demander d'intervenir auprès du garde des Sceaux, Charles Abbatucci. De son côté, Maxime du Camp rencontre Achille Treilhard, le juge d'instruction au tribunal de la Seine, et lui explique la situation. Il paraît acquis à leur cause, mais les consignes semblent provenir du ministère de l'Intérieur. C'est à ce niveau qu'il faut agir : « Ma conviction est qu'un mot revenant de l'Intérieur au Palais y produirait le meilleur effet », affirme-t-il . Le lendemain, Flaubert écrit à son frère Achille, à Rouen, pour l'informer de l'affaire qui, à ses yeux, est surtout dirigée contre la Revue de Paris : «Mon affaire est une affaire politique parce qu'on veut à toute force exterminer la Revue de Paris qui agace le pouvoir ; elle a déjà eu deux avertissements, et il est très facile de la supprimer à son troisième délit pour attentat à la religion ; car ce qu'on me reproche surtout, c'est une extrême-onction copiée dans le Rituel de Paris. Mais les bons magistrats sont tellement ânes qu'ils ignorent complètement cette religion dont ils sont les défenseurs : mon juge d'instruction, M.Treilhard, est un juif, et c'est lui qui me poursuit ! Tout cela est d'un grotesque sublime... Mon affaire va être arrêtée probablement cette nuit, par une dépêche télégraphique venue de la province . Cela va tomber sur ces messieurs, sans qu'ils sachent d'où... Je vais devenir le Lion de la semaine. Toutes les hautes garces s'arrachent la Bovary pour y trouver des obscénités qui n'y sont pas. Je dois demain voir M.Rouland et le directeur général de la police... Blanche, Florimont, etc., etc., s'occupent de moi, je ne rencontre partout qu'une extrême bienveillance.»
Le 2 janvier, Flaubert se rend en effet chez Rouland, puis chez le directeur de la Sûreté publique au ministère de l'Intérieur, Collet-Meygret. Le soir, il écrit de nouveau à son frère : « Je rentre après 21 francs de coupé, je crois que tout va s'arranger. La seule chose réellement influente sera le nom du père Flaubert et la peur qu'une condamnation n'indispose les Rouennais dans les futures élections. On commence à se repentir au Ministère de l'Intérieur de m'avoir attaqué inconsidérément. Bref, il faut que le préfet M.Leroy et M.Franck-Carré écrivent directement au Directeur de la Sûreté générale quelle influence nous avons et combien ce serait irriter la moralité du pays. C'est une affaire purement politique dans laquelle je me trouve engrené. Ce qui l'arrêtera, c'est de faire voir les inconvénients politiques de la chose... »
Le lendemain, il revient à la charge et redemande à son frère de « faire peser sur Paris par Rouen. » A son avis, il faut que le Ministère de l'Intérieur sache que la famille Flaubert est influente (« Il y a un honneur Flaubert, orgueil collectif et institué », nous rappelle Jean-Paul Sartre !) et qu'en l'attaquant pour immoralité « on blessera beaucoup de monde ». Et de répéter, obstinément : « Je te dis que c'est une affaire politique».
Le 6, il doute encore :« Je crois que mon affaire se calme et qu'elle réussira. Le directeur de la Sûreté générale a dit (devant témoins) à M.Treilhard d'arrêter les poursuites. Mais un revirement peut avoir lieu... Les dames se sont fortement mêlées de ton serviteur et frère ou plutôt de son livre, surtout la princesse de Beauvau, qui est une Bovaryste enragée et qui a été deux fois chez l'Impératrice pour faire arrêter les poursuites (Garde tout cela pour toi, bien entendu). Mais on voulait à toute force en finir avec la Revue de Paris, et il était très malin de la supprimer pour délit d'immoralité et d'irréligion; malheureusement mon livre n'est ni immoral ni irréligieux. Je suis ahuri et rompu - Quel métier ! quel monde ! quelles canailles! etc. !»
Le « revirement » craint par Flaubert a malheureusement lieu : il est poursuivi ! Le 14 janvier au soir, au Palais de justice, le juge d'instruction Treilhard rencontre Me Senard, le beau-père de Frédéric Baudry, que Flaubert avait déjà consulté au sujet des coupures opérées par la Revue de Paris . Il lui apprend que l'écrivain est sur le point d'être renvoyé en police correctionnelle... Flaubert tombe des nues. Le 16, il écrit à son frère Achille une lettre désespérée : « Je ne t'écrivais plus, mon cher Achille, parce que je croyais l'affaire complètement terminée ; le Prince Napoléon l'avait par trois fois affirmé et à trois personnes différentes. M.Rouland a été lui-même parler au Ministère de l'Intérieur, etc., etc., Edouard Delessert avait été chargé par l'Impératrice (chez laquelle il dînait mardi) de dire à sa mère que c'était une affaire finie... C'est un tourbillon de mensonges et d'infamies dans lequel je me perds. Il y a là-dessous quelque chose, quelqu'un d'invisible et d'acharné... Ce qu'il y a de sûr, c'est que les poursuites ont été arrêtées, puis reprises. D'où vient ce revirement ? Tout est parti du ministère de l'Intérieur, la magistrature a obéi ; elle était libre, parfaitement libre, mais... Je n'attends aucune justice, je ferai ma prison, je ne demanderai bien entendu aucune grâce, c'est là ce qui me déshonorerait. Si tu peux arriver à savoir quelque chose, à voir clair là-dedans, dis-le moi. Je t'assure que je ne suis nullement troublé, c'est trop bête, trop bête. Et on ne me clora pas le bec du tout ! Je travaillerai comme par le passé, c'est-à-dire avec autant de conscience et d'indépendance. Ah ! je leur en foutrai des romans ! Et des vrais !... Dans tout cela, la Bovary continue son succès ; il devient corsé, tout le monde l'a lue, la lit ou veut la lire. Ma persécution m'a ouvert mille sympathies... J'attends de minute en minute le papier timbré qui m'indiquera le jour où je dois aller m'asseoir (pour crime d'avoir écrit en français) sur le banc des filous et des pédérastes.»
Bien qu'il se trompe dans son journal en présentant le jugement qui condamna Baudelaire (qui est du 20 août) comme antérieur au jugement rendu dans l'affaire de Madame Bovary (qui date du 7 février), et en insinuant que Flaubert était déjà, en 1856, un ami de la princesse Mathilde, alors que l'écrivain ne la rencontra pour la première fois que vers 1860 , Ernest Pinard nous révèle quelques détails intéressants sur la manière dont il est chargé, par le procureur général de Paris, Félix Cordoën, de requérir contre Flaubert. Ces détails confirment que, contrairement à ce que croyait Flaubert, la poursuite contre Madame Bovary n'était pas un prétexte pour se débarrasser de la Revue de Paris: le roman en soi paraissait réellement inacceptable aux yeux des autorités!
« A ce moment, on en était encore à la période des grandes sévérités. Le substitut chargé du service central de l'examen des livres et des journaux avait signalé le roman de Madame Bovary comme devant être poursuivi. M.Cordoën, procureur impérial, avait accepté cet avis, et la citation avait été donnée devant la chambre correctionnelle où je siégeais comme substitut. L'affaire semblait délicate à M.Cordoën. Il tint à m'exposer les motifs de sa décision : le roman de Madame Bovary, me dit-il, révèle un vrai talent, mais la description de certaines scènes dépasse toute mesure. Si nous fermons les yeux, Flaubert aura beaucoup d'imitateurs qui iront autrement loin sur cette pente. Puis la chambre correctionnelle vient de condamner les Fleurs du Mal de Baudelaire. Elle a infligé une amende à Baudelaire et ordonné la suppression de certains passages. Si nous nous abstenons, on dira que nous ménageons les forts et les chefs d'école, que nous sommes complaisants pour les nôtres et inflexibles pour les opposants. Flaubert était l'hôte assidu et fêté des salons de la princesse Mathilde.
Comme M.Cordoën me voyait hésitant, en homme qui n'a jamais gêné la liberté de ses auxiliaires, il m'offrit de faire venir l'affaire à un autre jour que celui où j'occupais le siège du ministère public ou de me remplacer ce jour-là. J'étais certain qu'en cas d'acquittement ou de condamnation, le substitut qui prendrait la parole serait fort malmené. Mais après examen du livre, je n'acceptai pas l'offre de mon chef. Si la poursuite était inopportune, elle était fondée en droit strict ; je pouvais la soutenir sans blesser ma conscience. Céder la place à un autre parce que la tâche était ingrate, c'eût été faillir à la dignité. Je ne l'avais point fait encore, et je ne voulais point commencer. J'allai à l'audience et je ne m'en repens pas.»
Gustave Flaubert, Laurent-Pichat et l'imprimeur Auguste-Alexis Pillet, imprimeur de La Revue de Paris, sont donc traduits en police correctionnelle pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs », délits prévus aux articles 1 et 2 de la loi du 17 mai 1819 et aux articles 59 et 60 du code pénal. Se défendre contre une prévention aussi élastique n'est pas chose aisée. Car après tout qu'est-ce que la « morale publique » ? Comment définir les bonnes moeurs ? Et qui en dessine les contours ? Ces questions n'ont jamais trouvé de réponses précises depuis l'époque des censeurs romains - chargés du recensement des personnes et des biens, mais aussi de la surveillance et de la correction des moeurs - qui, pour frapper le coupable d'une ignominia - le déshonneur, la dégradation -, se fondaient sur les notions de boni mores, mores majorum au contenu « non écrit, vague et flou »!
L'audience est fixée au samedi 24 janvier devant la 6e chambre du tribunal correctionnel de la Seine, chargée de juger les délits de presse. Mais l'assignation tarde à venir. « Peut-être hésite-t-on ? se demande Flaubert, reprenant espoir. Les gens qui ont parlé pour moi sont furieux, et un de mes protecteurs, qui est un très haut personnage, « entre en rage » à ce que l'on m'écrit. Il va casser les vitres aux Tuileries.»
Le papier timbré finit par arriver. Flaubert n'a plus le choix : il doit organiser sa défense. Suivant les conseils de Maxime du Camp, il confie l'affaire au « Père Senard » : Me Marie-Antoine-Jules Senard est, au même titre que Berryer, Crémieux ou Jules Favre, l'un des ténors du barreau de Paris ; il est réputé pour « sa parfaite connaissance des dossiers et de la procédure, son imagination inépuisable pour trouver la parade à tous les arguments contraires, la souplesse de son esprit et la puissance de sa parole chaude et pleine de foi ». Né le 9 avril 1800, il débute au barreau de Rouen qui, en 1835, l'élit bâtonnier. A la proclamation de la République, il est nommé procureur général à Rouen et, la même année, est élu membre de l'Assemblée constituante. Il en devient le vice-président, puis le président, avant d'être appelé au ministère de l'Intérieur. Lors des élections de 1849 à l'Assemblée législative, il échoue et décide alors de se faire inscrire au barreau de Paris. Ironie du sort : en 1845, Me Senard plaida (pendant dix heures !) dans l'affaire Loursel qui défraya la chronique rouennaise. Il s'agissait d'une accusation d'empoisonnement conjugal contre un pharmacien. A cette affaire fut mêlée une certaine Esther de Bovery dont Flaubert se serait inspiré pour écrire le roman incriminé!
Pour aider l'avocat dans sa tâche, Flaubert décide de lui fournir une documentation réunissant des extraits d'oeuvres connues qui dépassent en audace les peintures de Madame Bovary. Il se propose d'imprimer, à l'intention de ses juges, un mémoire comprenant l'intégralité du roman avec les explications nécessaires et quelques passages « impurs » glanés dans les classiques : « Je fourrerai sur les marges, en regard des pages incriminées, des citations embêtantes tirées des classiques afin de démontrer par ce simple rapprochement que, depuis trois siècles, il n'est pas une ligne de littérature française qui ne soit aussi attentatoire aux Bonnes Moeurs et à la Religion », précise-t-il. Le 19 janvier, il écrit à son ami Jules Duplan pour lui demander de lui trouver « de bons classiques pour mettre sur (ses) marges » ; le 20, il demande à son futur éditeur, Michel Lévy de lui indiquer dans quel volume de Mérimée se trouve La Double Méprise qu'il souhaite citer dans son mémoire. Ce moyen de défense ne déplaît pas à Me Senard, mais suscite la méfiance de Du Camp : « Si tu touches aux auteurs religieux....tu outrageras l'admiration et le respect traditionnels et tu seras condamné au maximum, lui écrit-il. Fais-y bien attention : ce moyen de défense te sera très préjudiciable... Laisse faire Senard, il en sait plus long que nous sur ce qu'il faut dire.»
La veille de l'audience, Flaubert écrit deux lettres. La première, laconique, est adressée à son frère : «Je passe demain en police correctionnelle, 6e chambre, à 10 heures du matin... Je m'attends à une condamnation. Car je ne la mérite pas.»
La seconde, savoureuse, est destinée à Alfred Blanche : « Je vous annonce que demain 24 janvier, j'honore de ma présence le banc des escrocs, 6e chambre de police correctionnelle, 10 heures du matin. Les dames sont admises ; une tenue décente et de bon goût est de rigueur. Je ne compte sur aucune justice. Je serai condamné et au maximum peut-être, douce récompense de mes travaux, noble encouragement donné à la littérature !... Vous auriez peut-être, un jour ou l'autre, l'occasion d'entretenir l'Empereur de ces matières. Vous pourrez, en matière d'exemple, citer mon procès comme une des turpitudes les plus ineptes qui se passent sous son régime... Je déplais aux Jésuites de robe courte et aux Jésuites de robes longues ; mes métaphores irritent les premiers ; ma franchise scandalise les seconds.»
Le 24 janvier, à la demande de Me Senard, qui était « retenu à la Cour impériale », l'affaire est renvoyée à huitaine. Manoeuvre dilatoire ? Peut-être. Maxime Du Camp n'a-t-il pas recommandé à l'écrivain de « gagner du temps » pour avoir le moyen de « voir utilement » ses amis?
Flaubert sent que le procès sera dur à enlever, qu'on s'acharne contre lui : les autorités lui ont défendu de publier le mémoire qu'il comptait intituler : « Mémoire de M.Gustave Flaubert contre la prévention d'outrage à la morale religieuse dirigée contre lui » ; le 25 janvier, elles ont empêché l'entrée en France de l'Indépendance Belge qui contenait un article à sa louange intitulé « Madame Bovary et ses persécuteurs ». Le verdict annoncé par Duranty dans le Réalisme du 15 janvier paraît imminent : « La fosse de la Revue de Paris est creusée ; et il y aura un bel enterrement»!
Mais Flaubert est déterminé à se battre jusqu'au bout : face à Pinard, il faut être bien armé. Il achève le mémoire destiné à son avocat, et demande à Eugène Crépet de prier l'abbé Constant de lui fournir « le plus de lubricités possible tirées des auteurs ecclésiastiques, particulièrement des modernes » pour étoffer la plaidoirie du père Senard.
Le 25, il écrit à Achille pour lui rendre compte de sa visite à Alphonse de Lamartine qui l'a reçu pendant une heure et l'a assuré de son soutien. Il ajoute : «Il ne serait pas mal à propos que Whaal réécrivît à Rouland pour que ce dernier mît un mot (en sous-main) à mes juges qui sont : Dubarle président, Nacquart, Dupaty, Pinard, ministère public. On parlera aux deux premiers. Restent Dupaty et Pinard ; si par le père Lizot ou autres, on peut leur faire tenir un mot, qu'on le fasse... »
La veille du procès, à six heures du soir, il adresse une lettre à Théophile Gautier - qu'il appelle affectueusement « Théo » - pour lui demander d'intervenir auprès de Charles Abbatucci, fils du garde des Sceaux et chef de cabinet de son père : « Un mot de toi, ce soir, aura le plus grand poids.»
Ultime appel de détresse d'un homme aux abois.
Cet extrait figure également dans l'excellent site que consacre J.B. Guinotà Gustave Flaubert.

L’astronome
L'absence est comme l'espace céleste: un vide infini noyé dans le silence. Mais il y a les étoiles. Elles scintillent dans le noir, un peu comme les eaux de l'Arno à la tombée du jour. Ces astres sont peut-être des débris de planètes désintégrées, des fragments de paradis perdus: ils ressemblent aux souvenirs.
L'espace céleste... J'ai passé ma jeunesse tout entière à l'explorer, à tâcher de percer ses mystères. Des nuits durant, l'oeil collé à la lunette de mon Maître, le regard braqué sur l'empyrée. Fouiller le ciel? Qui suis-je, moi, pour fouiller le ciel? Et d'abord.. m'en a-t-on seulement donné le droit? Assis, le dos voûté, la main crispée sur l'instrument, la pupille dilatée, je suis pareil à un braconnier qui chasse sur un territoire défendu, pareil à un voyeur qui lorgne la nudité d'une femme trop belle. Quand un astre nouveau s'offre à mes yeux et que je rapporte son apparition sur le registre ouvert devant moi, j'éprouve un étrange sentiment, un sentiment voisin de la honte, mais qui n'est pas la honte parce que le regret en est toujours absent.
L'espace céleste ne m'appartient pas. Si je l'observe encore aujourd'hui, ce n'est pas pour faire avancer la science - j'ai perdu les illusions qui berçaient ma jeunesse et la présomption de mes débuts, celle qui me faisait croire que mes travaux changeraient la face des choses ou modifieraient l'entendement des hommes-, c'est pour partager avec celle qui est partie ce qui continue de nous réunir: la lune, le soleil, les étoiles. Là-bas, à des lieues d'ici, elle pointe son doigt vers les astres que je vois; la même lumière qui m'éblouit frise les contours de son corps, irise son paysage, colore ses montagnes; ce même clair de lune baigne son pays de sa lueur bleutée. Nous n'avons presque plus rien en commun: ni le même vent, ni les mêmes sons, ni les mêmes senteurs. Nous avons le ciel. Et c'est tout.
Au milieu de ce jardin, je me suis assis pour penser à elle. Je tends ma main vers le cèdre qui me fait face. Je suis revenu le contempler. Je ressemble à ces veuves recueillies devant le portrait de celui qu'elles ont aimé: leurs doigts se promènent sur l'encadrement, effleurent la toile et, sans toucher la peinture de peur d'user le tableau, retracent pendant de longs moments les traits d'un visage encore familier. Ici, en Toscane, il y a des oliviers, des chênes, des cyprès, des pins parasols... Et puis, il y a ce cèdre, ce cèdre qui porte le nom d'un pays situé là où la mer s'arrête... Pourquoi, au fait, s'arrête-t-elle là bas? Pourquoi rebrousse-t-elle chemin après avoir caressé le rivage du Liban? Est-ce dans cette contrée que tout a commencé et que tout doit finir? Mais je m'égare! La vue de ce cèdre, avec son tronc gris garni d'écailles, ses branches étalées, robustes comme des bras cordés de muscles, son sommet aplati, sa parure formée de fines guirlandes vert sombre... la vue de ce cèdre qui a fait dire au prophète Ezéchiel qu' "aucun arbre dans le jardin de Dieu ne lui ressemblait en beauté" me transporte toujours hors du réel.
Je me suis agenouillé. Mes ongles griffent la terre. Je sens, je palpe les racines qui ancrent ce conifère dans le sol. Rien n'arrachera cet arbre. Il est chargé de souvenirs, comme une vigne de grappes, comme une grappe de grains, comme un grain de suc. Cet arbre m'appartient. Il appartient à mon passé, à mon présent, à mon avenir.
Mon arbre m'apprend à combattre l'oubli.
Son poing se crispa.
- J'ai fait tout ce que j'ai pu pour leur tenir tête: j'ai construit des forteresses, bâti une armée de mercenaires, encouragé les arts...
Mon Maître l'interrompit:
- A quoi bon développer les arts dans un pays occupé?
- Un pays ne meurt pas quand il est occupé: c'est quand sa culture disparaît qu'il meurt vraiment!
Il réfléchit un moment, puis ajouta d'un ton sévère:
- Dans un pays occupé, il n'est pire que l'accoutumance. L'accoutumance, c'est quand on prend le pli de l'occupation; quand les débordements de l'occupant deviennent acceptables par ce qu'on en a pris l'habitude; c'est quand on te dit: "Deir-el-Kamar a été saccagée" et que tu songes avec nostalgie: "Tiens, Deir-el-Kamar. Qu'elle était belle au lever du jour!" Le fatalisme et le regrets n'ont jamais libéré un pays!
- Mais vous êtes à un contre mille! objecta Galilée.
- La liberté se nourrit de patience et d'espoir. Elle est comme l'eau: elle finit par rouiller la lame la plus aiguisée et ronge le rocher le plus résistant. Il faut quelquefois dormir longtemps et rêver sans discontinuer qu'on est libre, avant de se réveiller et de découvrir que la liberté est là et que le rêve s'est réalisé!
Il se tut un moment, pianota de la main gauche sur la table, puis reprit:
- Vous autres, astronomes, vous n'avez rien à craindre. Le ciel est votre royaume. Nul ne peut vous l'arracher, nul ne peut vous destituer ou vous bannir de ce royaume! Qui peut vous empêcher de contempler le firmament, de parler aux étoiles, de courtiser la lune?
- C'est vrai, admit Galilée. Nous régnons sur le ciel, et notre royaume est infini. La Mort elle-même ne peut rien contre nous: au lieu de nous éloigner de ce royaume, elle nous en rapproche davantage!

Athina
Le pope était un érudit ; il avait beaucoup voyagé, vécu en Russie et séjourné à Rome, à Paris et à Londres. Deux années durant, il s'employa à m'éduquer : petit à petit, la sauvage que j'étais devint un être cultivé, avide de connaissance. Il m'apprit à lire et à écrire le grec, mais aussi le français et l'anglais. A l'époque, en France, en Angleterre, en Amérique, des intellectuels "philhellènes" se mobilisaient en faveur de la cause grecque et appelaient à la lutte contre l'occupant ottoman : Etait-ce pour leur rendre hommage ou parce que, mû par je ne sais quelle intuition dont les hommes de foi ont le secret, il n'ignorait pas que le destin me mettrait un jour sur leur chemin, qu'il m'apprit ces deux langues ? Je ne saurais le dire. Ce que je sais, c'est que le français m'envoûta : cette langue avait une saveur, une saveur semblable à celle d'un fruit mûr dont le jus, sucré et parfumé, gicle dans la bouche à chaque fois qu'on y mord. Je découvris dans ses mots une force qui tend les phrases comme un arc, leur donne une consistance réelle, un relief, sans pour autant en altérer la pureté, un peu à la manière d'une source qui jaillit d'une roche, puissante et limpide à la fois. Le pope me donnait à lire des textes si beaux que les larmes m'en montaient aux yeux. Je découvris la violence et la tendresse, la gravité et la dérision, la rigueur et la désinvolture, dans cette langue qui respire la liberté.
"Résister" : c'est grâce au père Chrysostomos que j'appris la signification de ce mot. Le pope profitait des pauses entre deux séances de lecture pour évoquer les épisodes glorieux de la résistance crétoise. Il me raconta comment, en 961, le général Phokas libéra l'île de la domination arabe ; comment, pendant plus de quatre siècles, les révoltes des Crétois ébranlèrent la dictature de la République de Venise ; et comment, en 1770, sous l'impulsion du Sfakiote Daskaloyannis, l'île se souleva -mais sans succès - contre l'occupant ottoman.
- Que signifie "se révolter" ? lui demandai-je un jour.
Ma question ne le surprit pas. Il lissa longuement sa barbe étalée sur sa poitrine, puis déclara d'une voix grave :
- La révolte, c'est le sentiment le plus grand qui existe. La révolte, c'est comme quand le vent souffle et que rien ne l'arrête ; c'est comme les vagues lorsqu'elles se déchaînent et qu'elles fouettent les rochers...
- Qu'est-ce qui la provoque, papas ?
- Elle naît de l'injustice. L'injustice est pareille à l'eau qu'on chauffe dans une marmite. Quand elle bout trop longtemps, elle déborde : c'est cela la révolte.
- Ce que je n'arrive pas à m'imaginer, c'est ce qu'on ressent vraiment à ce moment-là... Est-ce quelque chose de physique, un peu comme la faim ou la soif ?
- Oui, répondit-il. On éprouve une sorte d'illumination, d'extase. On ressent le besoin de renverser l'ordre établi. On a la conviction de pouvoir changer les choses et, aussi, l'impression de ne pas avoir tort parce qu'on est dans le camp de Dieu.
- Vous voulez dire que Dieu est toujours dans le camp des révoltés ?
- Oui, affirma le pope en hochant la tête. Dieu prend toujours le parti de la Liberté.
Ces paroles me troublèrent : non que je fusse choquée de voir un pope prêcher la révolution, mais elles confortèrent chez moi le désir de me placer toujours dans le camp de la Liberté, puisque Dieu l'avait choisi, et l'envie de devenir plus tard une "révoltée ".

Khalil Gibran
Prologue
Il y a une énigme Gibran. Depuis 1923, date de la parution de son chef-d'œuvre Le Prophète, son nom est célébré aux quatre coins du monde. En 1996, les ventes de ce livre-culte ont atteint, aux Etats-Unis seulement, neuf millions d'exemplaires. Traduit dans plus de quarante langues, dont une dizaine de fois en français, Le Prophète n'a jamais cessé de séduire un très large public. En Allemagne, son succès laisse pantois et, en Italie, l'édition en poche de ce livre a récemment figuré en tête des meilleures ventes. Dans les années soixante, les mouvements estudiantins et hippies avaient adopté cet ouvrage qui proclame sans ambages : " Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles du désir de la Vie pour elle-même… " et, aujourd'hui encore, il n'est pas rare que des extraits du Prophète soient lus à l'occasion de mariages ou de baptêmes. En prononçant sa fameuse phrase : " And so, my fellow Americans, ask not what your country can do for you ; ask what you can do for your country ", John Fitzgerald Kennedy a repris la question de Gibran: " Etes-vous un politicien qui se demande ce que peut faire son pays pour lui ? (…) Ou bien êtes-vous ce politicien zélé et enthousiaste (…) qui se demande ce qu'il peut faire pour son pays ? " Même les Beatles ne sont pas restés insensibles à l'œuvre de l'écrivain libanais puisque leur chanson Julia s'en inspire directement…
A part les monuments consacrés à l'artiste dans son pays natal (le musée Gibran, la place Gibran inaugurée en l'en 2000 dans le centre-ville de Beyrouth), il y a, un peu partout, des lieux, des statues, des plaques commémoratives qui saluent sa mémoire : aux Etats-Unis, il existe deux monuments dédiés à Gibran, l'un à Copley Square à Boston, l'autre à Washington, inauguré le 24 mai 1991 par George Bush qui prononça à cette occasion une allocution où il affirma : " Gibran est un symbole de paix… Poète et philosophe, il sut extraire " d'une goutte d'eau le secret de la mer ". La poésie fut le langage par lequel il explora son âme et nous révéla la nôtre… Il nous attira là où nous n'étions pas habitués à nous hisser… " Le prestigieux Metropolitan Museum of Art de New York, le Fogg Art Museum, le Boston Museum of Fine Arts, le Newark Museum, le Telfair Museum of Art de Savannah en Georgie… possèdent plusieurs tableaux de l'artiste, et la communauté libanaise du Brésil a récemment inauguré un centre culturel baptisé " Gibran ".
Et pourtant.. Pourtant, Gibran demeure absent de la plupart des dictionnaires et des ouvrages occidentaux qui traitent de l'histoire de la littérature. Pourquoi ? cet ostracisme s'expliquerait selon Amin Maalouf - et son raisonnement se tient - par le fait que Le Prophète est un livre inclassable, qui échappe aux étiquettes. Ni roman, ni essai, ni poème… il n'entre dans aucune catégorie définie. Et son auteur est tout aussi inclassable : écrivain arabe qui écrit en anglais, né au Liban et vivant aux Etats-Unis, à cheval entre Orient et Occident, Gibran déroute…
Nombre de livres, de thèses, d'articles lui ont été consacrés. A-t-on tout dit sur lui ? Sans doute pas : sa correspondance n'est pas définitive, et l'un de ses parents aux Etats-Unis (le sculpteur Khalil Gibran) recèle probablement des documents encore inexplorés. Le présent ouvrage, qui met en lumière un certain nombre d'informations inconnues ou méconnues (comme les lettres de Gibran à Helena Ghostine ou les ordonnances de saisie contre sa famille), ne cherche pas à être exhaustif. Il entend plutôt retracer le parcours de l'artiste avec une simplicité proche de celle qui a caractérisé ses écrits et, extraits à l'appui, de rendre aussi claire que possible une pensée que beaucoup ont eu tendance à compliquer, sans doute pour donner à son œuvre une dimension philosophique qu'il ne revendiquait pas lui-même. " Les choses sont dites simplement, avec autorité. " Tel était le mot d'ordre de Gibran. Tel sera le nôtre.

Le silence du ténor
La guerre du Liban n’aura rien épargné : l’infrastructure, l’économie, l’unité nationale, la joie de vivre… La reconstruction du pays est une illusion : un vase brisé dont on recolle les morceaux porte à jamais ses fêlures. Je me souviens de nuits épouvantables illuminées par le feu des incendies, du fracas assourdissant des obus, du sifflement des balles des francs-tireurs ; je revois les morts qu’on transporte dans des sacs-poubelles, les blessés qu’on entasse dans les ambulances, les réfugiés qui dorment dans les parkings, les voitures piégées, les bâtiments dévastés, les vitres étoilées et les barricades ; je peux encore sentir l’odeur du sang, de la poudre, de la poussière… Et je me demande comment et pourquoi j’en suis sorti indemne, encore que l’on ne sorte jamais tout à fait indemne d’une telle épreuve.
Pendant la guerre, mon père, optimiste de nature, faisait des projets d’avenir, exhortait ses proches et amis à ne pas abandonner le navire, convaincu que « les bons Libanais » devaient se serrer les coudes et ne pas déserter leur propre pays. A ceux qui, ayant perdu leurs biens, venaient se lamenter chez lui, il promettait des jours meilleurs ; à ceux qui sentaient l’abattement les gagner, il assurait la fin prochaine des combats ; à ceux qui voulaient prendre le chemin de l’exil, il expliquait que l’exil n’est pas remède, mais poison. Etait-il lui-même sûr de ce qu’il avançait ou bluffait-il pour les persuader de rester ? Il se sentait, je crois, investi d’une mission nationale, divine presque, qui consistait à prêcher l’espoir : les gens arrivaient chez lui découragés, ils repartaient confiants, la fleur au fusil.
« Le ténor » prenait toujours les choses du bon côté, voyait la moitié pleine du verre. Il était si optimiste qu’il avait le plus grand mal à se représenter la vieillesse ou la mort. A l’âge de soixante-treize ans, il s’offusqua de me voir le classer dans la catégorie des personnes âgées. « Je ne suis pas vieux », me corrigea-t-il d’un ton sévère. Un jour, pendant la phase la plus critique de la guerre, alors que nous nous trouvions aux abris, confinés dans une salle obscure et malodorante, attentifs au bruit des explosions qui secouaient la ville au-dessus de nos têtes, nous vîmes papa débarquer avec une bougie et une pile de dossiers.
– Qu’est-ce que tu fais, p’pa ?
– Des dossiers à terminer, me répondit-il en s’installant dans un coin de l’abri.
– Quels dossiers ? Le pays est dévasté. Il n’y a ni clients, ni tribunaux, ni juges, ni justice… A quoi bon ?
Mon père hocha la tête et eut ces mots magnifiques :
– Demain la paix viendra, et je dois être prêt.

Saint Jean-Baptiste
Prologue
Le Précurseur m’a toujours fasciné. Très tôt, cet homme qui prêche dans le désert, baptise le Christ et nargue le pouvoir des puissants avant de connaître le martyre, m’a paru digne d’intérêt et de respect. Que sait-on de lui ? Considéré par saint Jean Chrysostome comme « le plus éclatant des maîtres de l’Eglise », Jean-Baptiste est appelé Précurseur, Témoin de l’Agneau, Ami de l’Epoux, Témoin de la Trinité… Il apparaît quatre-vingt-dix fois dans le Nouveau Testament ; il est le personnage le plus souvent évoqué par Jésus et l’un des rares à avoir laissé une trace dans l’histoire juive ; il est le seul, avec le Christ, dont on connaisse la vie, de sa conception à sa mort. Patron du Québec, de Florence, de Turin et d’une multitude de villes et de villages, il a inspiré les plus grands : en littérature, Gustave Flaubert, Oscar Wilde, Dante qui, dans La Divine Comédie, l’imagine, « toujours saint; en peinture, Léonard de Vinci, Raphaël, Titien… Les icônes et tableaux qui le représentent, dans la plupart des églises et des musées, en Orient comme en Occident, ont quelque chose de fabuleux, de « mythologique ». Mais le Précurseur ne saurait être réduit à ces représentations : rejetant le confort, ce successeur des grands Prophètes de la Première Alliance prêche la Bonne Nouvelle et prépare la route au Seigneur. C’est lui qui, avant tout le monde, rend un témoignage public en faveur du Messie qu’il a le privilège de baptiser. Et sa mort atroce fait de lui l’un des premiers martyrs de la chrétienté. Son exemple – celui d’un être tenace, animé par une foi débordante qui le poussait à l’ascétisme ; celui d’un être charitable détaché de toutes les contingences terrestres ; celui d’un être, enfin, prêt à mourir pour ses idées – doit continuer à nous guider.
Malgré la grande popularité de saint Jean-Baptiste, peu d’ouvrages lui ont été consacrés. En Italie où il fait pourtant l’objet d’une véritable vénération, on compte davantage de livres sur saint Roch que sur le Précurseur ! La présente biographie, qui n’est pas l’œuvre d’un théologien, mais celle d’un écrivain chrétien qui a toujours admiré Jean-Baptiste, cherche à combler cette lacune. Il retrace le parcours du Baptiste à la lumière des Evangiles et des données historiques dont nous disposons (Flavius Josèphe, les manuscrits de la mer Morte), analyse son message et dissipe les idées reçues ou les malentendus qui s’y rapportent, et, pour bien montrer la pérennité du personnage, étudie ses rapports avec l’Orthodoxie et avec l’Islam, puis évoque les traditions – souvent étonnantes – liées à sa fête et à ses reliques, avant de passer en revue les principales œuvres artistiques qui lui ont été consacrées. En la rédigeant, j’ai sans cesse eu une pensée pour le pape Jean-Paul II qui a écrit, à propos du Témoin de l’agneau, des pages admirables que je reproduis en annexe, et ces mots, prononcés à l’occasion de son pèlerinage jubilaire en Terre Sainte, au cours de la messe solennelle célébrée en l’honneur de saint Jean-Baptiste le 21 mars 2000 à Amman :
« Nous cherchons un guide pour nous montrer le chemin. Et voilà que vient à notre rencontre la figure de Jean le baptiste, une voix qui crie dans le désert (Lc 3,4). Il nous indique le chemin que nous devons emprunter si nous voulons que nos yeux « voient le salut de Dieu » (Lc 3,6). Avec lui comme guide, nous accomplissons notre itinéraire de foi afin de voir plus clairement le salut que Dieu a accompli à travers une histoire qui remonte à Abraham. Jean le Baptiste était le dernier de la lignée des prophètes qui ont maintenu vive et alimenté l’espérance du peuple de Dieu. Avec lui, le temps de la plénitude est accompli. »
Dans un monde gouverné par la matière, le Précurseur se dresse pour nous montrer du doigt la voie qui conduit à l’Essentiel.

Le Roman de Beyrouth
Epilogue
Monsieur Philippe vide son verre et se croise les doigts. Les rides sur son front ressemblent à des cicatrices.
- Voilà, déclare-t-il. Mon récit est sans doute fragmentaire. Trop de choses sont restées dans l’ombre : des événements plus ou moins importants que le Liban a connus, mais qui ne m’ont pas marqué autant que des épisodes parfois anodins de ma vie; des gestes répétés au quotidien, par habitude, et dont on ne voit plus l’intérêt, des dialogues ou des faits insignifiants qui ne laissent aucun souvenir ou qui s’effacent comme le sillon d’écume q’une barque dessine sur son passage. Ai-je dit l’essentiel ? Je l’espère. En tout cas, cette plongée dans le temps m’a fait le plus grand bien.
- Pourquoi m’avoir parlé de Romain ?
- Je devais absolument partager avec quelqu’un ce lourd secret que je porte depuis des années. Arrivé au terme de ma vie, je me devais de me réconcilier avec mon passé. Si tu écris mon histoire et que Romain la lit un jour, il comprendra qui je suis, qui il est, d'où il vient. J'espère qu'il assumera sans complexe cette double appartenance, cette double identité.
Il se lève de son lit en s’appuyant sur moi.
- J’attends à présent que la mort m’emporte, poursuit-il. Je suis en retard : tous mes amis d’enfance ont déjà été rappelés à Dieu. Il ne reste plus que moi. Je suis le dernier survivant d’une espèce disparue. Une seule chose me manquera au ciel : le pays du Cèdre. Qu’est-ce qui fait qu’on s’attache à sa patrie ? L’habitude, les racines, les parents, les amis ? Je crois qu’on ne naît pas dans un pays par hasard. Si on naît quelque part, c’est pour appartenir à ce lieu, même si les vicissitudes de l’existence nous en éloignent.
- Beaucoup de jeunes jettent l’éponge, monsieur Philippe, lui dis-je. Ils suffoquent, ils préfèrent partir…
- Ils ont tort. Ce pays est irremplaçable : tous les voyageurs qui y passent, depuis la nuit des temps, ne rêvent que d’y rester, et nous, nous partons ! Un peu de patience : Beyrouth retrouvera son âme, et le Liban sa liberté. Il suffit d’y croire et de lutter. A Nahr-el-Kalb, des stèles commémorent le départ de nos occupants successifs. Mon père a assisté au départ des Ottomans, j’ai assisté à celui des troupes françaises, et toi…
Posant ses deux mains sur mes épaules, il poursuit d’une voix grave :
- J’aime ce pays. Malgré toutes les difficultés qu’il rencontre et les contradictions qui déchirent notre société, il faut que nos compatriotes mesurent, une fois pour toutes, la justesse de ce dicton que ni mon grand-père Roukoz ni mon père Elias n’auraient désavoué : « Heureux celui qui possède un enclos à chèvres au Liban. »

La Passion de Lire
Tout a commencé à Byblos, la cité du livre. L’étymologie du nom le prouve : bublos en grec signifie « papyrus » ; biblion veut dire « livre ». C’est là qu’a été créé, au XIe siècle avant J.-C., l’alphabet de vingt-deux lettres qu’on retrouve sur le sarcophage d’Ahiram, roi de Byblos, conservé au Musée de Beyouth. Cette écriture phénicienne, diffusée par le légendaire Cadmus, fils de Tyr, atteint les rivages de la Sardaigne et de Carthage. Elle est même adoptée, au VIIIe siècle, par les Grecs qui y introduisent les modifications nécessaires à la transcription de leur langue.
Dans un savoureux livre intitulé Un matin à Byblos, Olivier Germain-Thomas insiste sur la vocation de ce port méditerranéen : « Il existe au bord d’une mer qui fut le nombril du monde, une ville qui porte le nom de Livre. C’est une ville de chevet puisqu’elle a veillé sur les rêves des hommes pendant plus de sept mille ans. (…) Je n’avais pas clairement fait le lien entre Byblos et ma bibliothèque. Et voici que je foulais pour la première fois des pierres effondrées sur des masses de mots. » Ancien ministre français de la Culture, Jack Lang a, dans sa préface à un ouvrage savant intitulé Le livre et le Liban, rappelé, mais moins poétiquement, cette troublante parenté : « Chaque fois que nous prononçons le mot de bibliothèque, nous disons le mot de Byblos, petite ville de la côte libanaise que les Grecs ont identifiée à la matière même du livre. Dès le IIIe millénaire, sur l’argile et sur la pierre, sur le métal et sur le papyrus, se sont répandues ici les premières formes de l’écriture. Ici, vers la fin du XIe siècle avant J.-C., a été inventé l’alphabet consonantique de vingt-deux lettres qui, en apportant à l’expression écrite une simplification décisive, a conquis l’Orient des Grecs, les Etrusques, puis les Latins et, à l’Est, les Araméens, puis les Arabes, chaque civilisation l’adaptant à son génie et à ses langues. A ce don du Proche-Orient, l’Occident a répondu plusieurs siècles plus tard par l’invention de l’imprimerie qu’une pléiade de savants maronites allaient adapter dès le XVIe siècle à l’écriture arabe. »
N’est-il pas légitime, dès lors, que le présent album qui nous parle de livre et de lecture, et qui rend hommage à « la passion de lire », prenne pour point de départ Byblos, berceau de l’alphabet et terre du livre ? Du reste, le Liban, considéré comme « l’imprimerie du monde arabe », a joué un rôle prépondérant dans la diffusion du livre en Orient et a très largement contribué à la Nahda, la Renaissance arabe. Véritable trait d’union entre Orient et Occident, « ce petit pays qui est si important » selon le mot de Metternich a donné naissance à un nombre incalculable d’écrivains d’expression arabe, française ou anglaise, dont Gibran, l’auteur du Prophète, livre-culte vendu à des millions d’exemplaires depuis sa parution en 1923, et a longtemps été un havre de liberté pour les intellectuels de la région, comme Mahmoud Darwich ou Adonis. Cela suffit, avec le symbole incarné par Byblos, à justifier que les photos qui illustrent ce livre et qu’accompagnent des pensées sur la lecture glanées dans les œuvres des écrivains du monde entier aient délibérément pris pour cadre le pays du Cèdre.

Le mousquetaire
Introduction
Choisir le sujet d'une biographie n'est jamais aisé : faut-il opter pour des figures de proues maintes fois disséquées ou pour des inconnus dont nous avons tout à apprendre? Quel intérêt peut-on trouver à «l'antépénultième récit de la vie de tel monarque ou de tel écrivain, compilé par un polygraphe qui n'a rien de neuf à apporter»? En consacrant une biographie à Zo d'Axa, le parti pris est clair : faire connaître un personnage d'exception tombé dans l'oubli; réparer l'erreur de certains essayistes que le mot «anarchie» horripile et qui ont jugé bon de mettre en quarantaine l'un des plus grands pamphlétaires du XIX siècle. Cet «oubli» , Zo d'Axa en porte en partie la responsabilité.Car enfin qu'a-t-il fait pour assurer la pérénnité de son œuvre? Pourquoi n'a-t-il pas, à l'instar d'autres écrivains, organisé son entrée dans le panthéon des lettres et construit, de son vivant même, son propre mausolée? Conscient que les pamphlets sont souvent éphémère en raison de leur actualité, que n'a-t-il consacré plus de temps à son œuvre poétique ou romanesque? Et pourquoi s'est-il placé délibérément en marge de toutes les écoles et du mouvement anarchiste? Affublé d'un nom de guerre à coucher dehors (inspiré, paraît-il, du grec : Zo qui signifie «je vis» et DAX qui veut dire «en mordant»), il fut d'une telle indépendance d'esprit, d'un tel détachement, qu'il ne revendiqua jamais ni reconnaissance ni gloire. Réhabiliter pareil écrivain est, au fond, une mission périlleuse, tant il est vrai que l'ignorance dans laquelle se trouvaient les lecteurs laisse la place, lorsqu'on les confronte à son œuvre exhumée, au doute et à la suspicion : d'où sort-il? Pourquoi nous en parle-t-on aujourd'hui? comme s'il eût fallu le garder dans l'ombre par acquit de conscience.
«Il ya chez ce militant un rebelle absolu, un sens infaillible de ce qui, même dans les meilleures causes, menace la liberté, parcelle de feu ...» Ces lignes que Renaud Matignon consacra à André Breton pourraient tout aussi bien s'appliquer à Zo d'Axa : réfractaire à toutes les sujétions, «empanaché d'indépendance et de franchise» - pour reprendre la formule d'Edmond Rostand dans Cyrano de Bergerac -, épris de justice sociale et de vérité, conséquent avec lui-même jusqu'à la dernière seconde de son existence - puisqu'il choisit de partir plutôt que de laisser la mort l'emporter -, nomade infatiguable, révolté impénitent sans être véritablement anarchiste -«parce que le mot lui même est un classement» -, Zo d'Axa était pareil au vent : libre, pur, insaisissable, cinglant, violentà l'heure de la tempête, il savait s'insinuer dans les esprits, briser les branches mortes, secouer par le souffle de son esprit ceux qui se vautrent dans la médiocrité. Clemenceau l'appelait «le mousquetaire». Était-ce pour son physique, sa barbe rousse taillée en pointe, sa cape qui ne le quittait pas? Ou parce que ce descendant de mousquetaire excellait dans l'art de l'escrime et qu'il remportait tous ses duels? Il ya davantage : toute sa vie Zo d'Axa vécut avec le panache d'un mousquetaire.

De Gaulle et le Liban, Vers l’Orient compliqué (1929-1931)
Introduction
Au Liban, le souvenir du général de Gaulle est omniprésent. Pendant la guerre qui a ravagé le pays, cette phrase, prononcée sur un ton amer et nostalgique, revenait sans cesse : " Ah ! si seulement de Gaulle était là ! ", avec cette certitude que " le plus illustre des Français " n'aurait jamais toléré que le Liban fût impunément occupé par l'étranger, malmené par les grandes puissances, oublié par la France ! Toutes les personnalités politiques libanaises, de quelque bord qu'elles soient, s'accordent pour célébrer la mémoire de cet homme d'exception : il suffit, pour s'en convaincre, de relire leurs témoignages à l'annonce de sa mort, le 9 novembre 1970…
Comment expliquer cette survivance du souvenir du Général dans les pays arabes en général, et au Liban en particulier ? Comment justifier cette sympathie qui a résisté au temps ? Est-il exact, comme le suggérait Alain Peyrefitte, que " la vérité du général de Gaulle est dans sa légende " ! S'il est établi que de Gaulle a su, lors de l'attaque israélienne sur l'Aéroport International de Beyrouth, afficher contre l'Etat hébreu une attitude ferme qui a réjoui les Arabes, il n'en reste pas moins que le Général n'était pas foncièrement anti-israélien. Quant à sa visite au Liban en 1941 et 1942, elle faisait suite à une sanglante guerre fratricide opposant les Alliés aux Vichystes : justifiait-elle l'accueil triomphal qu'on lui réserva alors, de Beyrouth à Baalbeck, et de Tripoli à Saida ? Et sa promesse d'octroyer au Liban l'indépendance aurait-elle été tenue si les Libanais eux-mêmes, encouragés par les Britanniques, ne s'étaient insurgés contre la présence de la Puissance mandataire ? Spontanément, nous vient à l'esprit la formule du ministre libanais de la Culture, Ghassan Salomé : " De Gaulle a été plus pragmatique qu'on ne le pense… " .
Tout se passe, en somme, comme si le personnage du général de Gaulle avait transcendé les événements dont il avait été l'acteur, pour occuper le cœur des Libanais qui, déçus de ne pas être gouvernés par des hommes d'Etat méritoires, se seraient, en quelque sorte, " rabattus " sur de Gaulle, érigé en mythe - celui de l'éternel protecteur -, devenu le symbole même de la liberté, de la dignité et de la résistance à l'occupant. Comme l'a bien écrit Armand Pignol : " Indifférent au mouvement du temps, de Gaulle demeure un élément fondamental de la représentation que les populations arabes se font de la France. Il fonctionne comme une référence sans référent. L'appréciation réaliste de la politique qu'il a menée s'est estompée au profit d'une image stéréotypée intériorisée. Comment s'étonner dès lors que tout Français, pour peu qu'il évoque le nom de De Gaulle, trouve un interlocuteur au Proche-Orient ? "
Mais indépendamment de toute référence au mythe ou à ce qu'on appelle " la politique arabe du Général ", force est de constater que la personnalité de De Gaulle séduit, envoûte. Son caractère, sa ténacité (comment oublier cette phrase, prononcée le 14 juillet 1943 : " Soyons fermes, purs et fidèles : au bout de nos peines, il y a la plus grande gloire du monde : celle des hommes qui n'ont jamais cédé " ?), son courage, son sens aigu du patriotisme font de lui un homme politique hors du commun, un homme que le monde envie à la France. Et que les Libanais respectent et apprécient.
Pourquoi, aujourd'hui, ce livre sur de Gaulle et le Liban ? J'en avais commencé la rédaction en 1989. La guerre l'avait interrompu, mais l'idée d'en reprendre l'écriture ne m'a jamais abandonné. Ce report a été bénéfique : depuis 1990, nombre d'ouvrages sur le Général ont été publiés, qui éclairent d'un jour nouveau sa vie et son œuvre. Il y a, bien entendu, la trilogie remarquable de Jean Lacouture, mais aussi les témoignages de l'amiral Philippe de Gaulle (Mémoires accessoires, Plon, 1997) et d'Alain Peyrefitte, la biographie d'Eric Roussel (De Gaulle, Gallimard, 2002), et les essais de Michel Vaisse (La grandeur : politique étrangère du Général de Gaulle, Fayard, 1998), Paul-Marie de La Gorce (De Gaulle, Perrin, 1999 et La politique étrangère de la Ve République, PUF, 1992) ou Jean-Pierre Guichard (De Gaulle face aux crises, Le Cherche-midi, 2000), sans compter l'entrée du Général dans la Pléiade (Mémoires, 2000, édition établie et annotée par M.-F. Guyard et J.-L. Barré), en signe de reconnaissance de son talent d'écrivain.
De Gaulle et le Liban se divise en quatre volumes, à paraître successivement, qui correspondent à quatre phases dans les relations que le Général entretenait avec le Liban : Vers l'Orient compliqué (tome I) raconte les deux années (1929-1931) que le commandant de Gaulle passa au pays des Cèdres, années difficiles, loin du centre de décision, mais profitables sur le plan de la formation et de la pensée. De la guerre à l'Indépendance (tome II) raconte les péripéties de l'entrée des troupes anglo-gaullistes au Liban, en juin 1941, le double voyage du Général au Levant, et les événements qui conduisirent le pays à l'Indépendance en novembre 1943. Le tome III (A l'Elysée) évoque en détail le voyage entrepris par le président libanais Charles Hélou en France et sa rencontre historique avec de Gaulle, tandis que le tome IV, intitulé L'Embargo, évoque les relations du Général avec les Arabes et Israël, et les dessous de l'embargo sur les armes françaises destinées à l'Etat hébreu, qu'il décréta au lendemain de l'attaque par un commando israélien de l'Aéroport International de Beyrouth. Le tout, enrichi d'annexes comprenant des documents connus ou inédits, des photos d'époque et des témoignages de première main…
En mai 1965, le général de Gaulle salua le Liban, " nation indépendante, prospère et cultivée", qu'il n'hésita pas à secourir au moment du danger. A l'heure où ces trois adjectifs nous font cruellement défaut, à l'heure où le Liban se trouve menacé aussi bien par une crise économique sans précédent, par la corruption ambiante et par de multiples atteintes aux libertés publiques, que par les convoitises de son voisinage, ce livre vient insister sur la grandeur d'un homme qui se faisait " une certaine idée " du Liban et qui déclara, en juillet 1931, à l'adresse de la jeunesse libanaise : " Il vous appartient de construire un Etat. Non point seulement d'en partager les fonctions, d'en exercer les attributs, mais bien de lui donner cette vie propre, cette force intérieure sans lesquelles il n'y a que des institutions vides. Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c'est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l'intérêt général, condition s sine qua non de l'autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l'ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires… ". Il vient aussi souligner la pérennité des relations franco-libanaises que le Général sut, contre vents et marées, asseoir sur des bases solides.

L’école de la guerre
Esthétique de l'obus
- Ahlan wa sablan!
J'embrasse tante Malaké qui me souhaite la bienvenue, et pénètre au salon, dans une forte odeur de tabac et de miel.
- Tu fumes toujours le narguilé?
- C'est mon passe-temps favori, répond-elle en haussant les épaules.
Rien n'a changé dans cette maison: le mobilier un peu vieillot, le tableau représentant la cantatrice Oum Koulthoum, le portrait en noir et blanc de l'oncle Jamil, et les poils du chat sur la moquette bleue. Sur une table basse, près du bahut, un bouquet de roses blanches dans un récipient cylindrique.
- Qu'est-ce que c'est?
- Une douille d'obus. C'est décoratif, tu ne trouves pas?
«Décoratif»… Ce mot me ramène quinze ans en arrière. Le premier obus, comme un baptême.
Ce premier obus était couché au pied d'un canon de 240 mm installé dans une cour d'école à Achrafieh. Autour de ce canon se trouvaient en permanence trois miliciens qui, un jour de trêve, m'invitèrent à partager leur casse-croûte. Jusque-là, j'avais cru les obus invisibles: je les voyais exploser au loin dans un geyser de fumée, auréoler d'un halo éphémère les villages bombardés, incendier les maisons et les forêts de pins; j'entendais leur fracas lorsqu'ils s'abattaient sur mon quartier, ou leur sifflement lorsqu'ils fendaient l'air au-dessus de la maison… Voir enfin un obus, le caresser, fut pour moi une révélation: avec sa forme oblongue à l'esthétique irréprochable, ses courbes généreuses, son ogive qui évoque les contours d'un sein, son élégante couleur bleu-gris, et la brillance de son corps en acier, poli comme une pièce de marbre, un obus est beau, d'une beauté parfaite. Au toucher, il est froid et dur; qui le croirait capable de voler en éclats? Etrangement, il procure une sensation de sécurité. Qui donc a imaginé cet engin qui conjugue si bien obésité et beauté? Est-ce pour montrer la précarité des belles choses ou par perfectionnisme que son créateur a mis tant de soin à peaufiner ce projectile qui, au bout du compte, se désintègre en même temps qu'il sème la terreur? J'en déduisis que cet artiste inconnu était, avec le franc-tireur, de ceux qui mettent leur art au service de la Mort et qui cherchent la perfection dans le meurtre même.
La deuxième fois que je vis un obus, je ressentis une inquiétude que je n'avais pas connue la première fois: un obus s'était abattu pendant la nuit à quelques mètres de chez moi. Par miracle, il s'était fiché dans la chaussée sans exploser. A l'aube, le boulanger du coin le découvrit et ameuta le quartier tout entier:
- Azifé ya chabéb! Azifé ma nfajarét!
Je fus réveillé par ses cris qui signifiaient: «Un obus, les gars, un obus qui n'a pas éclaté!» et, le plus naturellement du monde, je descendis dans la rue pour assister au spectacle. A une distance respectable de l'objet, un cercle de badauds s'était formé. Je m'y fondis: le projectile s'était enfoncé dans le bitume, comme un javelot dans le sable, et n'offrait au regard que son culot.
- S'il avait éclaté, aucune maison n'aurait été épargnée! S'exclama le boulanger.
- Plus bas! murmura son voisin en lui donnant un coup de coude. Tu risques de le ranimer!
- Ça ressemble à un suppositoire! Observa un gamin.
Le curé accourut, un encensoir à la main.
- C'est la Providence!
- C'est la Providence, reprit la foule.
Il sortit de la poche de sa soutane une image représentant Notre-Dame du Perpétuel Secours. Il s'approcha avec prudence du projectile, la posa sur le sol, revint rapidement sur ses pas. Une ménagère s'avança à son tour en brandissant un bouquet de marguerites. Elle fleurit l'endroit et regagna sa place à reculons.
- prions! Proposa le curé.
L'assistance se signa, puis récita une prière:
«Souvenez-vous, ô Vierge Mère de Dieu, quand vous êtes devant le Seigneur, d'intercéder en notre faveur auprès de lui et de détourner de nous sa colère.»
La cérémonie se serait prolongée, n'était l'arrivée de l'Adjudant, saluée par des applaudissements. L'Adjudant était le démineur officiel de l'armée. Très sollicité, il répondait aux appels de tous les belligérants-quelles que soient leurs appartenances ou leurs convictions – avec la même abnégation qu'un médecin de campagne. Je ne l'avais jamais vu ailleurs que dans des reportages télévisés relatant ses exploits et, je le confesse, je priais le Très-Haut pour que l'occasion de le voir pour de vrai ne se présentât jamais.
Arrivé à deux pas du projectile, l'Adjudant leva la main pour réclamer le silence. Et le silence se fit. Il contourna l'obus quatre ou cinq fois, puis mit un genou à terre, ouvrit une petite mallette et sortit son attirail.
- Eloignez-vous de trente mètres, ordonna-t-il.
La foule s'éloigna, à reculons, comme un seul homme.
Caché derrière un poteau électrique, je ne suivis pas le déroulement de l'opération. Pendant que ses mains tripotaient l'obus, je ne pouvais m'empêcher de songer à la témérité de cet être qui, chaque jour, jouait avec la Mort. Comment faisait-il pour manipuler cet engin capable de lui exploser à la figure? Qu'avait-il à la place du cœur pour ne pas craindre qu'un tremblement de ses doigts fît tout sauter?
L'Adjudant finit par se relever. Il s'essuya les mains au milieu d'un silence de cathédrale. Il ramassa ses effets, salua d'un hochement de tête l'image de la Vierge posée à côté de l'obus, puis lâcha, d'un ton satisfait:
- C'est fini.
Des hourras le saluèrent. Les femmes sortirent aux balcons et l'aspergèrent de riz, tandis que les curieux s'approchaient pour le toucher. Les habitants du quartier oublièrent tout-guerre, morts, pénurie- pour acclamer le héros. Lorsqu'il fut près de moi, une femme d'un certain âge le serra contre sa poitrine et déposa sur son front un baiser sonore.
- Nous admirons tous votre courage! s'écria-t-elle avec enthousiasme.
L'Adjudant ne rougit pas. Il s'essuya le front et répondit, imperturbable:
- Ce que vous appelez courage, madame, je l'appelle savoir.

Le crapaud
Préface
Le XXe siècle s'est achevé sur une série de cataclysmes, mais aussi sur des affaires qui ont défrayé la chronique judicaire, tant en France qu'en Italie, aux Etats-Unis (Kenneth Starr et l'affaire Lewinsky), en Allemagne, au Liban ou ailleurs. Ces affaires ont mis en lumière l'ampleur de la corruption à tous les échelons du pouvoir, mais aussi les dysfonctionnements de nos systèmes judiciaires, les lacunes de nos codes de procédure pénale, et les dérapages de certains magistrats habités par "la furie répressive" et si peu respectueux de la présomption d'innocence et des droits sacrés de la défense. Elles ont mis sur le devant de la scène des procureurs et des juges d'instruction plus soucieux de faire parler d'eux que de la bonne administration de la justice. Dans certains cas où les dossiers étaient ouverts ou classés selon la couleur politique du suspect, ces affaires ont donné raison à Stephen Hecquet qui définit la justice comme "une forme endimanchée de la vengeance".
Cette pièce, je la dédie à tous ceux qui ont été confrontés à la "décadence effroyable de la justice". Enfant, je croyais que Thémis était une sainte, qu'elle ressemblait à Jeanne d'Arc. Depusi douze ans que j'exerce la profession d'avocat, depuis vingt ans que je suis de près les chroniques judiciaires dans le monde, je me rends compte avec amertume que Thémis ressemble davantage à une courtisane qu'à la pucelle d'Orléans. Est-ce nouveau? les personnages et événements dont je me suis librement inspiré pour écrire cette pièce prouvent bien que rien n'a changé depuis le XIXe siècle, depuis l'époque où un accusateur nommé Pierre-Ernest Pinard (1822-1909) terrorisait les écrivains et voyait son zèle récompensé par un protefeuille de ministre de l'Intérieur...
Il faut espérer que le XXIe siècle, qui connaêtra sans doute des progrès techonologiques fulgurants, pourra aussi donner aux avocats, aux justiciables et aux bons magistrats - il en est d'excellents - une Justice libérée de son bâillon, délivrée de toutes les sujétions, soucieuse d'égalité et de dignité humaine!

Khiam
La tête dans le sac
Seul
La tête dans le sac
Pieds et poings liés
Suspendu au poteau
Tu récites des prières
Pour tuer le temps
Avant qu'il ne te tue
Tes yeux se révulsent
Regardent à l'intérieur
Ils voient ton coeur
Gonflé d'amour
Ta volonté
Intacte
Tes souvenirs
Inaltérés
Et tes yeux s'illuminent
Malgré le temps
Malgré le poteau
Et le sac sur la tête

Les exilés du Caucase
"- Que vous reste-t-il de ce passé, finalement?
- Ici, au Liban, il ne reste des Tcherkesses qu'un vague souvenir: on n'ignore pas que Hosn Jihan, la femme de l'émir Bachir II Chéhab, figure de proue de l'histoire du Liban, était tcherkesse. Et puis... certains ne sont pas sans savoir que Walid Joumblat- le chef des Druzes- a des ancêtres tcherkesses: sa grand-mère, l'épouse du prince Chalib Arslan, était une Tcherkesse du Caucase, tout comme d'ailleurs la mère du prince Chakib. Walid Joumblat lui-même a été marié à une Tcherkesse de Jordanie...
- Je voulais dire: que vous reste-t-il de ce passé?
L'étranger lâcha un long soupir.
- Des tas de souvenirs, des images folles, des histoires que me racontait mon père: mes ancêtres galopant dans les plaines du Caucase, défendant farouchement leurs terres convoitées par le tsar, trouvant refuge dans l'Empire ottoman, affrontant la mort dans les Balkans, luttant contre les flots à Chypre, ressuscitant une cité défunte à l'est du Jourdain, combattant Lawrence d'Arabie, chevauchant derrière un Emir français, subjuguant les Druzes en Syrie, escortant le général de Gaulle à Beyrouth, fuyant l'armée israélienne dans le Golan..."

La honte du survivant
" - De quel bord tu es? dis-je tout à coup en m'en voulant de ne pas avoir posé cette question plus tôt.
- Pour le Liban, répondit-il sans hésiter.
- Quel Liban?
- Le Liban avec un "L" majuscule, murmura-t-il sans sourciller avant de demander: Pourquoi, vous avez combien de Libans, vous autres? "
" Tu as toujours peur?"
On vient de débrancher le générateur. L'abri est plongé dans l'obscurité la plus totale. En pyjama, Marc vient s'asseoir à mes côtés. Il me secoue:
- Tu as toujours peur?
- Oui.
- Peur de mourir?
- Non. Peur de vivre.
Peur de vivre dans ce monde sans dignité ".
" Un coin de l'abri.
Quarante personnes terrés, là.
D'instinct, on pense aux Misérables de Victor Hugo: la suite reste à écrire.
Un vieillard crache. Un nouveau né chiale.
La puanteur. Partout.
Assis près du néon qui illumine cette pièce au second sous-sol de l'immeuble que j'habite, je tremble. Bêtement, je tends mes mains glacées vers la lumière, comme pour me réchauffer.
Marc vient me trouver. Mi-moqueur, mi-défiant, il me demande:
- Tu as peur?
- Oui. J'ai peur.
J'ai l'air d'un pestiféré. J'ai l'air d'appartenir à une autre race.
- Si j'ai bonne mémoire, tu n'avais pas peur. C'est nouveau.
Il parle de la peur comme d'un virus que j'aurais contracté.
- La peur, cela s'apprend. Un peu comme la catéchisme."

Le Roman de Beyrouth
Epilogue
Monsieur Philippe vide son verre et se croise les doigts. Les rides sur son front ressemblent à des cicatrices.
- Voilà, déclare-t-il. Mon récit est sans doute fragmentaire. Trop de choses sont restées dans l’ombre : des événements plus ou moins importants que le Liban a connus, mais qui ne m’ont pas marqué autant que des épisodes parfois anodins de ma vie; des gestes répétés au quotidien, par habitude, et dont on ne voit plus l’intérêt, des dialogues ou des faits insignifiants qui ne laissent aucun souvenir ou qui s’effacent comme le sillon d’écume q’une barque dessine sur son passage. Ai-je dit l’essentiel ? Je l’espère. En tout cas, cette plongée dans le temps m’a fait le plus grand bien.
- Pourquoi m’avoir parlé de Romain ?
- Je devais absolument partager avec quelqu’un ce lourd secret que je porte depuis des années. Arrivé au terme de ma vie, je me devais de me réconcilier avec mon passé. Si tu écris mon histoire et que Romain la lit un jour, il comprendra qui je suis, qui il est, d'où il vient. J'espère qu'il assumera sans complexe cette double appartenance, cette double identité.
Il se lève de son lit en s’appuyant sur moi.
- J’attends à présent que la mort m’emporte, poursuit-il. Je suis en retard : tous mes amis d’enfance ont déjà été rappelés à Dieu. Il ne reste plus que moi. Je suis le dernier survivant d’une espèce disparue. Une seule chose me manquera au ciel : le pays du Cèdre. Qu’est-ce qui fait qu’on s’attache à sa patrie ? L’habitude, les racines, les parents, les amis ? Je crois qu’on ne naît pas dans un pays par hasard. Si on naît quelque part, c’est pour appartenir à ce lieu, même si les vicissitudes de l’existence nous en éloignent.
- Beaucoup de jeunes jettent l’éponge, monsieur Philippe, lui dis-je. Ils suffoquent, ils préfèrent partir…
- Ils ont tort. Ce pays est irremplaçable : tous les voyageurs qui y passent, depuis la nuit des temps, ne rêvent que d’y rester, et nous, nous partons ! Un peu de patience : Beyrouth retrouvera son âme, et le Liban sa liberté. Il suffit d’y croire et de lutter. A Nahr-el-Kalb, des stèles commémorent le départ de nos occupants successifs. Mon père a assisté au départ des Ottomans, j’ai assisté à celui des troupes françaises, et toi…
Posant ses deux mains sur mes épaules, il poursuit d’une voix grave :
- J’aime ce pays. Malgré toutes les difficultés qu’il rencontre et les contradictions qui déchirent notre société, il faut que nos compatriotes mesurent, une fois pour toutes, la justesse de ce dicton que ni mon grand-père Roukoz ni mon père Elias n’auraient désavoué : « Heureux celui qui possède un enclos à chèvres au Liban. »