Alexandre Najjar, Noun, N°53, Spécial Hommes, Juin 2002
Bien avant d’entrer au barreau et d’occuper ensuite les fonctions de conseiller auprès du ministre de la Culture, Alexandre Najjar avait choisi de plaider sa propre cause avec des mots. Agé de 35 ans, ce jeune auteur, brillant, a déjà à son actif une douzaine d’oeuvres: des romans, des recueils de nouvelles et de poèmes, une pièce de théâtre, des essais… Ce mois-ci, paraît son dernier ouvrage, une biographie de Gebran Khalil Gebran, aux éditions Pygmalion, et, pour la prochaine rentrée littéraire, un… thriller politico-scientifique.
Mais, pour que la satisfaction de l’oeuvre accomplie soit pleine, son épouse Ghada et lui vont donner naissance à un second fils, un petit frère à Roger, âgé de 4 ans. Rencontre avec un avocat des nobles causes.
Dans chacun de vos livres, sans exception, on découvre une déclaration d’amour en dédicace, exprimée avec une concision cristalline: «A Ghada» ou «Pour Ghada». Votre épouse, qui est aussi votre amour de jeunesse – cela, on l’apprend dans «L’école de la guerre», où une lettre d’amour d’elle y est reproduite -, est la bénéficiaire exclusive de vos dédicaces.
Oui. C’est parce que je sens que je lui dois beaucoup. Je lui suis surtout redevable de sa compréhension. J’ai souvent exprimé le souhait d’avoir un corps qui ne connaisse pas le sommeil, pour que je puisse accomplir et écrire tout ce que j’ai en tête. J’ai une conscience aiguë de l’évidence de cette phrase de l’Evangile: «Veillez, car vous ne savez ni le moment ni l’heure». Je crois aussi que ce sentiment de mener une course perpétuelle contre la montre a quelque chose à voir avec la guerre: cette possibilité d’être fauché par une balle ou un obus à tout moment m’a donné une perception du temps différente de celle de quelqu’un qui pense avoir toute la vie devant lui. Heureusement que mon épouse est non seulement compréhensive, mais accompagne aussi chacune de mes oeuvres comme elle le ferait pour un bébé.
Cet amour vivace entre votre femme et vous est perceptible dans la manière dont vous traitez ce sentiment dans vos romans: l’amour entre Najla et François dans «L’astronome», celui de Seteney et cheikh Mansour dans «Les exilés du Caucase», entre autres… Mais on trouve aussi une réflexion désabusée – qui est une forme de lucidité – sur l’impuissance de l’amour, de la solidarité, face aux coups du destin.
Je me demande toujours si je suis un auteur pessimiste ou optimiste. Il est vrai que dans mes premiers écrits («La honte du survivant», «Comme un aigle en dérive»), j’étais bien plus pessimiste. Je pense que toute notre existence est rythmée par une alternance de bonheur et de malheur, d’espoir et de désespoir. C’est ce qui fait que l’on continue d’avancer, malgré tout. D’une part, parce qu’on n’a pas le choix; de l’autre, parce qu’on espère toujours. Cette dualité est bien exprimée dans une formule d’Anouilh: «Il y a l’amour… Et puis il y a la vie, son ennemie.» Je crois très fort à la vertu rédemptrice de l’amour, mais il ne faut pas la surestimer. Je crois en la force de la solidarité, bien que souvent elle soit illusoire. Et puis, peut-être que le bonheur, ce n’est finalement que le malheur évité. On peut trouver mes propos contradictoires, mais cette cohabitation des contraires n’a rien de paradoxal. Elle est à l’image de la vie. Ainsi, bien que je ne croie pas que les mots puissent changer le monde, je n’en continue pas moins d’écrire avec cet espoir qu’ils pourront servir à améliorer quelque chose.
Comment passez-vous d’un genre où les éléments autobiographiques ont la part prépondérante, comme avec «L’école de la guerre» ou «Comme un aigle en dérive», à un autre où vos personnages se meuvent dans un univers historique, comme avec «Les exilés du Caucase», «L’astronome» ou «Athina»?
Je crois que des lieux, des objets peuvent en eux-mêmes être porteurs d’une histoire, ou me ramener à un passé personnel, en le rendant plus présent. De toute façon, un écrivain doit pouvoir tirer d’un objet, anodin à d’autres, une histoire. Par exemple, «Les exilés du Causase» est né de la vision d’une photo du général De Gaulle passant en revue un escadron tcherkesse sur une plage au… sud de Beyrouth. Parfois, cela peut être une simple phrase, comme ce fut le cas avec le procureur Ernest Pinard. Lors de mes études scolaires, une information sur ce personnage m’était apparue par deux fois: j’ai été très étonné de découvrir son nom dans les notices historiques en annexe de «Mme Bovary» de Flaubert ainsi que des «Fleurs du mal» de Baudelaire. Ma curiosité a été irrévocablement attisée, et, bien des années plus tard, ça a donné une biographie, «Le procureur de l’Empire», et une pièce de théâtre, «Le crapaud» (ndlr: représentée en mars 2001 au théâtre Monnot, dans une mise en scène de Berge Fazlian).
Un écrivain doit être attentif à certains signes et indices qui lui tombent sous les yeux par pur hasard. Il est vrai qu’à la longue, cette attitude entraîne une déformation personnelle et l’on se met à percevoir différemment ce qui nous entoure. Ainsi, lorsque Ghada et moi faisons un voyage d’agrément, il m’arrive souvent de prendre des notes… et ma femme de me rappeler que nous sommes en vacances. D’autre part, certains me demandent pourquoi je ne me cantonne pas dans un genre précis. C’est absurde d’exiger cela d’un auteur. Je pense que l’écrivain doit revendiquer sa propre liberté en choisissant le sujet qu’il veut et le genre qu’il préfère. Mais, pour les maisons d’édition en France, il n’est pas toujours toléré qu’un Oriental vienne marcher sur leurs plates-bandes. Au départ, beaucoup étaient sceptiques en ce qui concerne le «Procureur de l’Empire». Depuis, ils ont révisé leurs préjugés… Quant aux choix de genres divers, cela désarçonne les critiques. Ils n’acceptent pas facilement la polyvalence car ils aiment bien les catalogues, les étiquettes. Cette façon de voir les choses, c’est la négation même du potentiel d’un écrivain. D’ailleurs, c’est le thème qui impose le genre. Comme avec «Khiam»: j’ai évoqué ce calvaire de dizaines de Libanais incarcérés dans le camp de Khiam, au Liban-Sud, en adoptant spontanément le genre poétique.
La guerre vous habite, vous l’avez écrit. Et la balle enchâssée dans votre thorax?
Ce n’est pas dans ma poitrine qu’elle se trouve.
Je l’ai pourtant lu dans l’une des nouvelles de «L’école de la guerre»!
Oui, mais c’est symbolique. Je ne l’ai jamais révélé mais je vais le faire maintenant: ce récit ainsi que deux autres relatés dans le même recueil ont été vécus par trois amis de ma génération. L’épisode de la tête tranchée du milicien, par exemple, c’est celle d’un ami qui est devenu mon confrère, ici, au bureau d’avocat. Ce qui est certain, c’est qu’en m’imprégnant de leurs expériences, c’est comme si je les avais moi-même vécues. A tel point qu’il m’arrive parfois d’avoir mal ici (il rit en indiquant du doigt sa poitrine).
Ce qui m’amène tout naturellement à vous demander quels sont les genres que vous allez «squatter» avec vos deux nouvelles oeuvres.
(rires) Une biographie, et un… thriller, pour changer, pour mon plaisir. La biographie, qui sera diffusée en septembre, est celle de Gebran. Cet ouvrage, qui m’a occupé pendant un an et demi, s’intègre dans une collection lancée par les éditions Pygmalion, comprenant tous les grands penseurs de tous les temps: Gandhi, Bouddha, Jésus, Mahomet…
J’ai réagi avec enthousiasme à la proposition de la maison d’édition, parce que j’avais moi-même envie de mieux connaître Gebran et aussi de le faire connaître à travers ma perception, tout en offrant une biographie qui soit à la portée de chacun et qui condense toutes les facettes de Gebran – penseur, écrivain, peintre.
C’est un être fascinant qui possède deux visages: l’un, spirituel, perceptible, dans «Le prophète», et un visage de révolté, qui me touche beaucoup, discernable dans ses premières oeuvres en arabe, où il exprime une révolte contre la société et certains dérapages de l’Eglise.
Quant au thriller, l’envie me démangeait d’en écrire un depuis mes 9 ans, âge auquel j’ai commencé à rédiger des «romans» policiers. Ensuite, pendant longtemps, j’ai lu beaucoup de romans policiers et d’espionnage. Il était fatal que j’y revienne un jour. Il y a deux étés, donc, j’ai écrit, pour mon plaisir et celui du lecteur, ce thriller qui comporte une dénonciation de la duplicité des grandes puissances et de l’inconscience des régimes totalitaires par rapport à la prolifération d’armes non conventionnelles (chimiques, bactériologiques…). C’était bien avant les alertes à l’anthrax aux Etats-Unis et ailleurs. L’actualité de cette menace a donc motivé les éditions Balland à me demander de finaliser le roman. C’est chose faite depuis un certain temps, et le livre sort ce mois-ci.
Dans «L’astronome», l’un de vos personnages, qui n’est autre que l’émir Fakhreddine II, alors en exil, déclare à son hôte, le grand-duc de Toscane, et à Galilée: «Un pays ne meurt pas quand il est occupé: c’est quand sa culture disparaît qu’il meurt vraiment.» Ce sont des propos particulièrement savoureux sous la plume d’un conseiller auprès du ministre de la Culture.
Cela explique aussi pourquoi j’ai choisi de mener ce «combat». Pour moi, servir la cause de la culture comme je l’ai fait – et continue à le faire à titre bénévole depuis 3 ans – c’est plus un acte de foi en notre pays que de civisme. Malheureusement, les moyens mis à notre disposition sont tellement dérisoires qu’on se demande parfois s’il n’y a pas une réelle volonté d’empêcher ce pays d’émerger culturellement. Ce qui me frustre énormément, c’est de voir la bonne volonté, les projets, les capacités inhibés par manque de ressources, et c’est de voir la reconstruction des pierres privilégiée par rapport à la reconstruction des esprits. Au train où vont les choses, le ministère de la Culture sera purement et simplement rayé de la fonction publique.
La situation est grave, mais aussi comment expliquez-vous toutes ces sommes détournées par le ministère pour asphalter les chaussées ou acquérir de mirobolantes machines de sécurité en vue du 9e Sommet francophone?
Attention, ces sommes ne proviennent pas du budget propre au ministère de la Culture, mais d’un budget spécialement affecté pour le Sommet. Il n’y a jamais eu aucun détournement de fonds qui auraient dû subventionner des projets et des activités culturels. Si des aides revenant, par exemple, à des cinéastes, et dues en 2001, n’ont pas encore été versées, cela relève du ministère des Finances, qui, prétextant la crise, assèche le budget de la Culture. Pourtant, les pièces de théâtre, les films, le secteur du livre, etc. font vivre des dizaines, des centaines de Libanais. Il est révoltant de voir qu’une personne compétente comme le ministre Ghassan Salamé est aujourd’hui cantonné au rôle d’organisateur de sommets. Il a un projet extraordinaire, dont on parle à l’étranger: celui de créer une chaîne culturelle. Pour cela, encore faut-il que les autorités s’impliquent réellement, et le reste viendra. Tous les pays amis nous le disent: aidez-vous, l’on vous aidera!